17 décembre 2008

Stratégies islamistes en Indonésie

(Septembre 2006)

Le contexte de l’émergence

Si la fin de Suharto en 1998 a fait sortir de l’ombre plusieurs mouvements islamistes radicaux, force est de constater que ces derniers prospèrent depuis, de jour en jour, soit dans leur composante démocratique soit en dehors de celle-ci. Ce phénomène se manifeste dans une apathie consternante et dangereuse du gouvernement : la République Unitaire d’Indonésie (NKRI, Negara Kesatuan Republik Indonesia) pouvant en effet se désintégrer et/ou éclater si rien n’était fait pour enrayer cette montée du radicalisme islamique.

Depuis la crise de 1997, en plus des soucis financiers (dette, inflation, etc.), en plus de la corruption galopante et généralisée (laquelle s’est décentralisée même, notamment depuis la loi de 2001 sur l’autonomie des provinces), la crise de l’autorité au plus niveau - si ce n’est à tous les niveaux - a conduit l’Indonésie à être secouée par des conflits ethniques, religieux, lesquels ont fait des milliers de victimes (1). Cette situation n’est pas venue renforcer la cohésion dans cet archipel aux 17 000 îles, aux 365 ethnies et dialectes et qui est pluriconfessionnel (islam, hindouisme, christianisme, bouddhisme, confucianisme, animisme, syncrétisme) tout en étant composé à 87 % de musulmans.

Depuis 2004, l’Indonésie a comme président un ancien Général, Susilo Bambang Yudhoyono, appelé communément SBY (prononcer Esbéyé). Au moment de son élection, qui fut obtenue à une forte majorité, SBY bénéficiait d’un fort capital sympathie de la part des indonésiens. Les quelques 230 millions d’individus qui peuplent cet archipel, souhaitaient un président fort, droit, et qui apporte la sécurité et la stabilité dans le pays (stabil). Ils ont vite été déçu par cet homme qualifié aujourd’hui de velléitaire, un homme incapable de prendre une décision (2), un homme pourtant ancien Général mais diplômé - disent les mauvaises langues - de Bogor, où SBY a passé, il y a peu, un doctorat en agriculture, et non de Magelang, l’Académie Militaire indonésienne.
L’existence des mouvements islamistes radicaux se constate notamment par des manifestations de rues de grande ampleur orchestrés par de nombreux mouvements (Hizb ut-Tahrir, FBB, FPI, PKS, etc.), des publications d’ouvrages ouvertement islamistes (prônant la mise en place d’un Etat Islamique, de la Shari’ah, ou l’instauration du Califat, etc.) largement diffusés, ceci dans un climat de recherche d’identité face à la mondialisation et aux jeux des puissances et acteurs géopolitiques.

Les stratégies

Deux stratégies « démocratiques » ont été adoptées par ces mouvements radicaux pour faire avancer leur idéologie. Elles se jouent sur deux niveaux : le contexte national et sur le plan local.

La première stratégie se joue dans un contexte national. Elle a consisté, par exemple, à mobiliser l’opinion et les législateurs, afin que soit adopté une loi contre la pornographie (UUAPP, Udang-Udang Anti Pornografi dan Pornoaksi). Cette loi, avancée comme le remède face à la décadence des moeurs, est en fait une sorte de cache-sexe des idées islamistes les plus radicales, puisqu’elle va bien au-delà d’une quelconque lutte contre les déviances et la corruption des esprits. En effet, elle remet en cause des libertés humaines élémentaires comme celle du droit des femmes à s’habiller et à se comporter comme elles l’entendent dans l’espace public tout en respectant les lois démocratiques en vigueur.

Pour prendre un exemple concret, dans une partie de l’Indonésie la plus connue, à Bali, l’application de l’UUAPP serait catastrophique pour l’économie de l’île. Les balinais l’ont bien saisi puisqu’ils manifestent en masse contre ce projet de loi, voyant là – à juste titre – la manifestation d’une intolérance d’essence religieuse islamique (les balinais sont hindouistes, rappelons-le). Une telle loi interdirait par exemple à une femme d’aller sur la plage en maillot de bain deux pièces ; on imagine sans peine les conséquences que pourrait avoir sur le tourisme la mise en place d’une telle loi. Certes, on ne peut nier que les flots de touristes ont conduit depuis quelques années à des débordements répréhensibles tant ils participent à l’acculturation et à la perversion des mœurs. Mais pour autant, une telle loi n’est pas nécessaire pour lutter contre ces déviances de toutes sortes (sexe, drogue, abus d’alcool, etc.) puisque les lois, déjà en vigueur, permettent d’agir contre ces agissements de touristes irresponsables. Le seul problème réside dans la réelle mise en vigueur de ces lois existantes. C’est en effet un des maux dont souffre l’Indonésie : le non respect comme la non application des lois par les autorités compétentes (police, justice). Cette faille régalienne est la brèche dans laquelle s’engouffrent les différents mouvements islamistes, tout en donnant un fondement théologique à leurs actions pour les légitimer (3), lorsqu’ils font justice eux-mêmes.

D’autres exemples peuvent être choisis, illustrant également l’aspect rétrograde et autoritaire de cette UUAPP. On peut citer celle du Dangdut, danse populaire typiquement indonésienne teintée d’orientalisme (avec des racines arabes et indiennes), laquelle serait interdite pour la simple raison que les ondulations du corps des danseuses seraient à même de corrompre les esprits, tant elles pourraient être « suggestives ». Toujours dans le domaine culturel, la statuaire qui, dans certaine région d’Indonésie, révèle des corps dénudés serait bannie une fois l’UUAPP entérinée ; il en est de même pour la peinture, etc.

Les islamistes jouent avant tout sur le tableau du non respect des lois, thème très sensible en Indonésie, en proposant de remédier à ce problème par une loi « shariatique » (inspiré par la Shari’ah). Si une telle loi était votée, non seulement Bali mais d’autres lieux tels le Nord de Célèbes, les îles Riau, ou encore la Papouasie indonésienne pourraient être tentés par la sécession. Que penser en effet de la situation en Papouasie, cette province de l’Est de l’Indonésie où les habitants ne pourraient plus revêtir leur tenue traditionnelle : les hommes ne pourraient plus porter la Koteka (étui pénien) et les femmes ne pourraient plus circuler les seins nus comme elles le font encore dans de nombreux villages. Fort accrochés à leur(s) identité(s), les papous, par delà leurs différences, n’accepteraient jamais que l’UUAPP ne soit appliquée sur leurs territoires.

Le cas de l’UUAPP est très révélateur, et bien qu’il soit à présent « gelé », suite à un statu quo récent (juin 2006), il ne manquera pas de revenir sur le devant de la scène un jour ou l’autre. Le cas de figure est similaire à celui de la Charte de Jakarta (Piagam Jakarta), ces sept mots biffés lors de la rédaction de la Constitution en 1945, au motif que les non musulmans avaient participé activement à l’indépendance, sept mots qui obligent les musulmans à suivre les préceptes islamiques et qui faisaient de l’Indonésie un Etat quasi islamique. A plusieurs reprises, cette Charte a fait les titres de l’actualité et fut utilisée par certains mouvements islamiques radicaux à des fins de propagande politique, ceci toujours sans succès jusqu’à lors. Les deux grands courants majoritaires musulmans indonésiens (la Muhammadiyah et le Nadhlatul Ulama) s’y étant opposés catégoriquement, respectant le principe du Pancasila (4) énoncé dans le préambule de la Constitution.

La deuxième stratégie utilisée par les islamistes a été d’agir depuis 2001 sur le plan local (région, province, district). Ainsi ont-il réussi à faire passer, ici et là sur le territoire, des règlements (appelés communément Perda, pour Peraturan Daerah) « shariatique ». Profitant de la loi sur l’autonomie des provinces qui accorde la possibilité aux élus locaux de réglementer dans certains domaines bien spécifiques et n’entrant pas en concurrence avec la Constitution et les lois nationales en vigueur (possibilité pour les provinces, districts et municipalités de légiférer en matière de droit foncier, dans le domaine agricole, dans celui de l'instruction et de la culture, de l'emploi, de la santé, de l'environnement, des travaux publics, des transports, du commerce et de l'industrie, en matière d'investissement, et sur les entreprises coopératives) ces Perda permettent aux islamistes de faire passer des éléments de la Shari’ah dans la vie de tous les jours dans les régions, provinces, contés ou districts. Bien entendu, puisque seul l’Etat a le droit de légiférer en matière de religion, ces Perda ne sont jamais déclarées explicitement comme telle : l’aspect moral, le respect de la dignité, la tranquillité et la santé publiques sont alors mis en avant pour justifier la mise en place de ces règlements.

Non loin de Jakarta, à l’Ouest de l’île de Java, le district de Tangerang a, par exemple, mis en place un certain nombre de Perda controversées. Une d’entre elle interdit aux femmes de circuler seules, après la tombée de la nuit, dans les rues. Ce qui a amené la police locale (la PP, Polisi Pamong Peraja) à arrêter, il y a peu, une jeune femme qui rentrait chez elle, alors qu’elle attendait le bus après une journée de travail. Elle était suspectée de se livrer à la prostitution. Mais ce n’est pas le seul exemple. Dans le Sud de Bornéo (Kalimantan Selatan), à Banjamasin, un projet de Perda (règlement local) interdit toutes activités sans exception pendant les deux heures de la prière du vendredi ; les activités, comme rouler dans sa voiture, travailler dans son magasin ou même circuler dans la rue, etc. seraient bannis. On peut en imaginer aisément les conséquences multiples.

La mise en place de ces Perda pose par ailleurs un certain nombre de problème d’ordre juridique et même constitutionnel. Ainsi, que penser de la situation d’une personne amenée juste à traverser, pour raison de travail, un district, un conté qui applique telle ou telle Perda restrictive, alors qu’il se rend dans un autre district ou conté qui lui n’en n’applique aucune. Le cas juridique est cocasse et pourrait conduire à des comportements de rébellions. Par ailleurs, la question de la constitutionnalité de ces Perda peut se poser, même si l’élément religieux islamique n’y est pas explicite. Rappelons que l’Indonésie n’a pas l’Islam comme religion d’Etat - contrairement à la Malaisie toute proche.

Toujours au niveau local, une particularité est celle d’Aceh, où la Shari’ah, ou plutôt une partie de celle-ci, est appliquée depuis le referendum de 1999 accordé aux achenais par le Président d’alors, Abdhurrahman Wahid. Ce referendum a été lancé alors qu’il n’émanait, faut-il le souligner, d’aucune demande des achenais (à plus de 98% musulmans). Rappelons que cette pointe Nord de l’île de Sumatra est un des premiers territoires indonésiens à avoir été islamisé ; aujourd’hui encore y est pratiqué un Islam plus rigoureux, plus « orthodoxe » qu’à Java. Ce referendum de 1999, participait à un brouillage de carte dans le jeu de Jakarta vis-à-vis du mouvement séparatiste GAM (Gerakan Aceh Merdeka, Mouvement pour un Aceh Libre). Le 3 mars 2003, le Gouvernement central de Jakarta donnait donc la possibilité à Aceh de mettre en place des "Cours Shariatiques" (Mahkamah Syar'iyah) par le biais de la décision présidentielle n°11. Aujourd’hui, le GAM a déposé les armes, la paix est revenue ; le Tsunami de décembre 2004 ayant accéléré le processus de paix. Quand bien même une partie de la Shari’ah est appliquée, avec l’existence d’une police spécifique (la Wilayatul Hisbah) chargée de faire respecter son application, il n’en demeure pas moins que cela pose un grand nombre de problèmes. Par exemple lorsque des non-musulmans sont assujettis à ces textes réglementaires - ici explicitement islamiques -, tel cet employé italien d’une ONG lequel fut récemment pris en « flagrant délit » dans une demeure privée, en compagnie de sa petite amie, femme avec laquelle il n’était pas marié, ou encore le port du voile obligatoire pour les femmes occupant un poste public musulmanes ou non.

Cette Shari’ah partielle conduit à châtier en public à coup de canne les adeptes des jeux d’argent, les conjoints adultères, les buveurs d’alcool, etc. Par contre, il est à souligner que les concussionnaires, les corrompus - qui pullulent (5) - n’y sont pas assujettis. Il y a en effet, de part les dispositions légales, deux droits qui coexistent (islamique pour le local et « séculier » pour le national). Cela fait un embrouillamini juridique qui au résultat ne lèse que certaines catégories d’individus : les plus démunis et les femmes en particulier, sans compter sur les non-musulmans achenais - il y en a - qui sont tout aussi indonésiens que les achenais mahométans. Des discriminations surviennent donc, contrevenant au principe d’égalité des droits entre les indonésiens.

Notons qu’il a été observé un nouveau comportement de la part d’achenais musulmans, une attitude non pas plus vertueuse - c’est pourtant le but avancé de la loi islamique - mais hypocrite. Ainsi, un grand nombre d’achenais vont-ils à présent à Medan (non loin de la limite administrative d’Aceh, et en dehors de cette province autonome, où ne s'applique pas la Shari'ah), soit pour boire de l’alcool, soit pour fréquenter les prostituées. Force est de constater que l’application de ce règlement islamique n’a pas vraiment résolu le problème de la moralité des comportements des habitants. Le seul recours des achenais reste de porter la chose devant la Cour Suprême afin de revenir sur l’application de ces lois islamiques. Cependant, une telle action verrait son ou ses auteur(s) mis à la vindicte populaire comme mauvais musulmans.

Ce qui pourrait se passer d’ici 2009 (élections législatives et présidentielles), voire avant lors des élections locales, c’est la remise en cause des ces Perda par les électeurs suite à l’appréciation « concrète » et quotidienne de celles-ci ; c’est en tout cas la meilleure des choses à espérer de ce grand pays qu’est l’Indonésie et de ses habitants, musulmans en très large majorité (87% environ) mais respectant les minorités et leurs droits. C’est bien sur ce terrain du respect de l’Etat de Droit que doit se livrer la lutte contre l’extrémisme islamique en Indonésie ; de nombreux universitaires et Ulemas comme beaucoup d’organisations politique et/ou sociales l’ont compris et se mobilisent, oeuvrant dès à présent en ce sens. L’islamisme radical est peut-être un petit phénomène dans l’archipel mais il convient de le circonvenir le plus tôt possible afin qu’il ne dégénère pas. Un des éléments de la stratégie de ces islamistes étant justement de faire parler d’eux dans les médias et d’engranger le bénéfice de la notoriété.

Les alternatives

D’aucuns voient déjà l’armée indonésienne (la TNI) intervenir et mettre fin à cette islamisation qui tend à mettre en péril le concept nationaliste de NKRI (la République Unitaire d’Indonésie), avant les élections de 2009. Cette intervention de la TNI se ferait alors indirectement, bien sûr, par la manipulation, afin de fomenter des troubles, voire des attentats, pour déstabiliser le gouvernement apathique en place et mettre en cause puis d’éradiquer les dits mouvements islamistes. Si tel était le cas, de nouveaux attentats sanglants comme ceux survenus à Bali et à Jakarta ces dernières années ne sont pas à exclure.

Mais le volet démocratique et légal le plus lourd et le plus indispensable cependant dans cette lutte - afin que celle-ci soit victorieuse - reste celui de l’instruction religieuse et de son suivi dans les écoles coraniques (Pesantren). Il s’agit, de la part des acteurs étatiques ou non, de cadrer l’enseignement dispensé en matière de religion dans ces Pesantren, afin que l’Islam enseigné soit celui d’un islam « contextualisé » (6) et non littéral et scripturaire, celui-là même avancé par les mouvements radicaux. C’est un travail de longue haleine mais qui n’a pas était entrepris assez tôt car l’on ne jugeait pas encore de l’importance de ces quelques écoles et de leurs influences ; des Pesantren qui aujourd’hui se sont étendues sur l’ensemble du territoire indonésien diffusant les thèses d’un islam, politique, intransigeant et totalitaire à même de conditionner de futurs terroristes.

Afin de surmonter ses problèmes (le fait islamique radical n’en étant qu’un parmi tant d’autres : corruption, népotisme, etc.) l’Indonésie doit non seulement combler son déficit démocratique et palier au manque patent de leadership mais aussi être à même de retrouver et refonder ce qui participa à sa création et à son unité, à savoir le Pancasila. Les tendances lourdes font malheureusement que la classe politique comme les mentalités ne semblent pas encore à même d’y parvenir dans un avenir immédiat.


Notes :

(1) rien que pour les Moluques, entre décembre 1999 et 2002, les chiffres des tués oscillent entre 9 et 12 000.
(2) A tel point que les ministres ne viennent plus le voir lorsqu’il s’agit de décider ou d’engager une action car ils savent très bien qu’ils n’auront pas de réponse auprès du Président.
(3) Il y a une sourate du Coran à laquelle les islamistes se réfèrent et qui dit en substance : « Si tu vois commettre devant toi un mal, un pêché, intervient avec tes mains, si tu n’arrives pas à arrêter ce mal, intervient avec la parole, et si là encore cela ne stoppe pas le mal, intervient avec ton cœur, c’est le moins que tu puisses faire ».
(4) Cinq principes qui fondent la République d’Indonésie, qui sont : le nationalisme (Kebangsaan), l'humanisme (Kemanusiaan), un gouvernement représentatif (Kerakyatan), la justice sociale (Keadilan), le monothéisme (Ketuhanan).
(5) Aceh est considérée comme la province la plus corrompue d’Indonésie.
(6) prise en compte du contexte social, politique, historique et rationnel dans l’analyse et l’interprétation de ce qui est dit et se fait dans le Coran.

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