10 décembre 2012

Hexis, hubris et sophrosunè

Disposition, démesure et art de la mesure à propos de la « guerre civile ».

Il n’est jamais judicieux de faire de la surenchère ou de se laisser aller au superlatif, à l’inflation verbale, surtout lorsque l’on veut décrire une situation sociale et proposer une ou des solutions viables. S’il peut être en effet aisé de prendre ce travers lorsque l’on veut donner à son propos un maximum d’impact, il n’est jamais bon de travestir la réalité des faits tant une analyse fausse ne donnera jamais que des résultats faux. Viendra tôt ou tard un moment où l’erreur reviendra, tel un boomerang, sur son géniteur.

Certes, me direz-vous, mais des révolutionnaires ont, par le passé, utilisé à maint reprises et avec succès ce procédé de travestissement de la réalité ; le but recherché étant la fin téléologique révolutionnaire, peu importaient donc les moyens et la réalité des faits pour y parvenir.

C’est là justement où s’opère la distinction entre un propos purement politique que l’on peut tenir - tout à fait défendable au demeurant, si l’on se trouve engagé dans le principe de l’action politique - et un propos analytique, scientifique, prétendant à l’objectivité. A choisir l’un ou l’autre, nous ne sommes plus dans la même sphère. Usant du premier type de propos, on cherchera par réaction à mobiliser l’attention de ses lecteurs / auditeurs à fin de les conduire à une (ré) action relativement immédiate ; usant du second, l’on fera appel plus à la raison qu’à l’émotion, le but étant de donner à voir une réalité non immédiatement décelable, de décrypter un mécanisme plus ou moins complexe et de laisser juges les lecteurs / auditeurs.

On sait avec Esope, qu’à crier au loup trop souvent et trop vite, vient un moment où lorsque le danger est réellement là, plus personne ne vient finalement aider le jeune garçon de la fable, lequel finit dévoré. Par ailleurs, nos classiques nous enseignent également que Cassandre avait raison, qu’elle n’était pas « la bouche qu’il fallait aux oreilles » (1) de ses concitoyens troyens. Alors prévenir, alerter, dénoncer, oui, mais comment, de quelle manière ? En cette période où « des idiots dirigent des aveugles » (2), il peut être tentant de jouer sur l’émotion plus que sur la raison ; cela peut fonctionner très bien, c’est certain. Les résultats sont souvent plus manifestes, plus rapides. La quasi-totalité des médias s’y vautre d’ailleurs, en conscience. Mais faut-il s’y adonner pour autant ? Rappelons-nous que seule la vérité est authentiquement révolutionnaire et nous rendra libre.

 Scène de la guerre civile espagnole

« Nous sommes en guerre civile »

Mais prenons un exemple, assez prégnant ces temps derniers. Il est de « bon ton » dans certains milieux en France, en parlant de la situation gravissime dans laquelle se trouve tel ou tel quartier, tel ou tel portion du territoire national livré aux « racailles », d’évoquer le concept de « guerre civile ». Les thuriféraires de cette approche avancent que lorsque certains individus font usage d’armes de guerre ici ou là (de plus en plus souvent, il est vrai) cela s’inscrit immanquablement dans une logique de « guerre civile » ; nous serions ainsi en « guerre civile » mais d’aucuns refuseraient de l’admettre. Cependant n’est-ce pas aller trop loin dans le qualificatif ?

Qu’est-ce d’abord qu’une « guerre civile » ? Arrêtons-nous sur le premier terme, celui de « guerre ». La notion de conflit armé ne se trouvant définie véritablement dans aucune des conventions pertinentes du droit international (ainsi que dans les trois protocoles additionnels de 1977 et 2007), la jurisprudence en a donné la définition suivante: « Un conflit armé existe chaque fois qu’il y a recours à la force armée entre Etats ou un conflit armé prolongé entre les autorités gouvernementales et des groupes armés organisés ou entre de tels groupes armés au sein d’un Etat » (3). Il est généralement admis que la guerre est un conflit violent, mettant en scène deux ou plusieurs protagonistes, lesquels sont des Etats souverains, des organisations internationales mandatés ou encore des coalitions internationales, possédant tous une personnalité juridique reconnue. Le père de la polémologie, Gaston Bouthoul, définit pour sa part la guerre comme « un ensemble d’actes violents et sanglants, conduit avec méthode et organisation, limitée dans le temps comme dans l’espace ; par ailleurs, si la guerre suit des règles juridiques précises, celles-ci sont néanmoins variables en fonction des époques et des lieux » (4). 

 Gaston Bouthoul (1896-1980)

Quant à la « guerre civile », le « plus grand des maux » (5), elle est dénommée dans le droit international « conflit armé non international ». La guerre civile a lieu « à l’intérieur des frontières d’un Etat et oppose ses forces armées à des forces armées dissidentes ou à des groupes armés non étatiques dans le contexte d’opérations militaires continues et concertées » (6). Elle diffère donc du premier type en ceci que les acteurs ne sont plus les mêmes ; quant aux règles en usage (Jus in bello) elles sont souvent, faut-il le rappeler, bafouées par toutes les parties. Pour être considéré comme tel, un conflit non international (guerre civile) doit présenter une certaine intensité : les tensions internes, des troubles intérieurs tels qu’émeutes, violences isolées ou sporadiques et autres actes semblables, ne tombent pas sous le coup du droit international humanitaire ; ils ne relèvent donc pas de l’appellation de « guerre civile » et relèvent juridiquement non du Droit international humanitaire mais des Droits de l’homme.

Si l’on prend une autre définition (7), la « guerre civile » est une situation qui existe lorsqu'au sein d'un État, une lutte armée oppose les forces armées régulières à des groupes armés identifiables, ou des groupes armés entre eux, dans des combats dont l'importance et l'extension dépasse la simple révolte ou l'insurrection. Cette autre définition souligne, une fois encore, l’importance du degré d’intensité de l’affrontement pour retenir le qualificatif de « guerre civile ». Ce n’est donc pas le type d’arme utilisé qui fait la « guerre civile » mais la nature et le rythme des actions commises avec elles. Par ailleurs, la durée prolongée de ce type de conflit participe également à sa caractérisation.

Une « guerre civile » pourra avoir des origines diverses et multiples. Elle est un signe de « déliaison de la communauté », un signe « éminent et négatif du politique » pour reprendre les termes de Ninon Grangé (8) ; cette-dernière ajoute plus loin que « la guerre civile reste un dérèglement du système d’horlogerie de l’État, une société sens dessus dessous où les valeurs s’inversent ».

Enfin, nous dit Eric Werner, il ne peut y avoir « guerre civile » que lorsque nous sommes en présence de deux ou trois factions au plus. S'il n'y a pas « guerre civile » poursuit Werner, c'est paradoxalement parce que les antagonismes dans nos sociétés modernes sont multiples mais aussi et souvent artificiels (9), figeant toutes possibilités d'affrontements sur le « modèle » qu'est la guerre civile. C'est la raison pour laquelle justement, nous dit cet universitaire, nous sommes dans une situation « d'avant-guerre civile » (10).  

 Le jeune Eric Werner durant un cours, au printemps 1971. 
Portrait d'Eric, par Joseph Czapski, 1971 (détail).

Le sommes-nous vraiment ?

Ayant ainsi quelque peu déblayé la question des termes, l’on peut à présent voir si ce qui se passe en France sur certaines portions de territoire relève ou non de la « guerre civile ». Quels sont les actes commis, perpétrés qui attesteraient de l’état de « guerre civile » ?

Si l’on entend les utilisateurs de ce terme, voici quelques uns de ces actes : règlements de comptes à l’arme de guerre (fusil d’assaut), fusillades avec le même type d’arme sur des bâtiments symboles de l’autorité de l’Etat (essentiellement Commissariats), attaques de fourgons blindés transportant des fonds avec lance-roquettes anti-char et fusils d’assaut, attaques de bijouteries avec des armes de guerre, tirs sur des forces de l’ordre lors de manifestations (avec utilisation de fusils à pompe), etc.

Bref, aucun de ces actes dans leurs modalités ne relève en tout état de cause de la catégorie de « guerre civile » ni même de la révolte ou de l’insurrection, mais tout simplement du grand banditisme, de l’émeute sporadique organisée.   

Quant à l’organisation des groupes concernés, elle est celle de bandes criminelles de type malheureusement banal, certes hiérarchisée mais sans aucune commune mesure avec une faction armée, structurée, menant un but politique au travers d’actions concertées et constantes, violentes et sanglantes, contre un Etat souverain et pour se substituer à lui. Nous sommes donc loin du compte, de par la structure organisationnelle, pour qualifier les actions menées par les bandes criminelles d’actes de « guerre civile ».

Les motivations de ces actes perpétrés par ces bandes organisées sont d’ordre criminel et non politique, liés comme on le sait au trafic de drogue et au commerce illicite en tout genre (économie parallèle avec guerre des territoires) ; et l’on cherche donc en vain d’autres motifs (d’ordre politique, religieux, racial). Et ce n’est pas parce que certaines de ces bandes se regroupent par affinités d’origines (maghrébins, africains, afro-antillais, tamouls, tchétchènes, etc.) que nous sommes en face de factions armées défendant des intérêts politique, religieux, liés à cette communauté particulière, contre l’Etat français et pour se substituer à lui. Ce ne sont que de vulgaires bandes criminelles telles les maffias italiennes ; et à ce que l’on peut savoir, les nombreuses et sanglantes activités de la Ndrangheta, de la Camorra, de la Maffia, de la Cosa Nostra, etc. n’ont jamais relevé de la « guerre civile » mais uniquement du crime organisé.

Notons juste que dans les zones grises du monde criminel, les frontières sont poreuses et que certains membres de bandes organisées se convertissent (dans tous les sens du terme) et s’adonnent à un nouveau type d’activité plus en rapport avec leurs nouveaux idéaux. Cependant, force est de constater en France que c’est un phénomène marginal (le gang de Roubaix, Khaled Kelkal, Mohammed Merah) et que cela n’est pas suffisant en intensité et dans la durée pour qualifier ces actes de « preuves de l’existence d’une guerre civile » sur le territoire français.

Enfin, à lire la littérature spécialisée sur les menaces criminelles contemporaines encourues sur le territoire national (11), l’on se rend bien vite compte que nous n’avons à aucun moment affaire à une « guerre civile ». Les seules personnes utilisant ce vocable en conscience le font dans un but publicitaire, sans aucune espèce de retenue, voulant marquer les esprits mais entretenant, à mon sens, seulement la confusion, laquelle ne profitent en rien à la compréhension de la situation et aux meilleurs moyens de lutter véritablement et efficacement contre les dites menaces.

 Ramsès II à la bataille de Kadesh.

Notes :
(1) Cf. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue, chap. 5.
(2) Cf. Le mot de Gloucester : « 'Tis the time's plague when madmen lead the blind », in Shakespeare, King Lear: Acte 4, Scène 1.
(3) Cf. ABC du droit international humanitaire, Confédération Suisse, Département Fédéral des Affaires Etrangères, Berne (2009).
(4) Gaston Bouthoul, Les guerres, éléments de polémologie, chapitre III, pp.32-33, édité chez Payot (1951). On consultera également avec intérêt ses autres ouvrages sur le sujet de la guerre.
(5) Lucain, La guerre civile (Pharsale), I, v. 1 et 2, p. 1.
(6) Définition du Droit international humanitaire, Cf. ABC du droit international humanitaire, Confédération Suisse, Département Fédéral des Affaires Etrangères, Berne (2009).
(7) Dictionnaire de la terminologie du droit international, sous la direction de Jules Basdevant, édition de Sirey (1960) p. 308.
(8) Cf. Astérion 2/2004 Barbarisation et humanisation de la guerre, article intitulé «L’état de nature, modèle et miroir de la guerre civile».
(9) Mises en œuvre par les instances étatiques, ces antagonismes sont créés dans une logique purement  machiavélienne, consistant à amener logiquement les populations victimes vers la seule entité sensée les protéger - même si ces victimes détestent cet État ; il en découle un  renforcement du rôle et de la prééminence de l’État.
(10) Cf. l'essai d’Éric Werner, L'avant-guerre civile, paru aux éditions de l'Age d'Homme (1999).
(11)  Littérature de tout bord politique, allant de Laurent Mucchielli (http://www.laurent-mucchielli.org) à Xavier Rauffer (www.drmcc.org/).


Iconographie : 
Guerre civile espagnole : https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjmORoMCMRGiP1RxgNQEgfdJZcsRtE-AO0mM3QbHMvXTUeRJwUWKJ95YCDYAB8CMMeXlru3ytkxCTlnRnI0N8yixlocJijCGfP2UrSrpuR2w2-LJNQrN9pz0Zo5UrSPs0N6oJDigZ7a-rnW/s1600/119657.jpg 
Gaston Bouthoul : http://www.babelio.com/auteur/Gaston-Bouthoul/89031/photos
Portrait d'Eric Werner : couverture de son livre éponyme, paru aux éditions Xénia (2010).

10 juillet 2012

Quelques réflexions sur la paix

« Une doctrine devient le plus utile dans la pratique,
plus elle facilite et simplifie la compréhension et l'analyse des faits. »
Gaetano Mosca, Elementi di scienza politica, Chap. XII, (1896).


Depuis le début des événements en Syrie, les médias nous rapportent les désirs de paix émanant des « Amis du peuple syrien ». Cependant, à y regarder de près, on se demande bien, d’une part, de quelle paix il peut bien s’agir, comment elle se construit et, d’autre part, qui sont vraiment ces « amis » et comment ils entendent le mot « peuple ».

Lorsque l’on veut aboutir à un accord de paix, les discussions et les tables rondes doivent nécessairement mettre en présence tous les acteurs en lisse, toutes les parties prenantes. Cela est logique, cela tombe sous le sens ; comme le disait Jacques Bainville dans son ouvrage magistral et visionnaire de 1920, dans ce processus qu’est la paix, il faut partir « de quelques principes tirés de l’expérience et du bon sens » (1) loin de toute approche technicienne, tant la politique est chose subtile. Une paix négociée se gagne, une paix négociée s’obtient uniquement de la sorte, par la confrontation dans un cadre diplomatique des parties, de toutes les parties, sous l’égide - si possible - d’un organisme international légitime, facilitateur et impartial. Le but de cette confrontation pacifique cette fois, étant de parvenir à la désescalade, par des mesures de renforcement de la confiance, de négociations, de pourparlers de paix. C’est en effet avec son ennemi que l’on fait la paix, pas entre soi !
Laurent Juppius et Alain Fabé
(ou l'inverse, tant leurs politiques sont siamoises)

La paix est un processus connu, éprouvé, à long terme, où il ne s’agit pas seulement de penser et de voir la fin du conflit, des hostilités, mais aussi de travailler à la réduction a minima de la possibilité de conflits futurs, tant une « mauvaise paix » est une « mécanique homicide » (Cf. Bainville), le germe d’une guerre future. On le sait, « dans les affaires humaines, la stabilité est artificielle et le changement naturel » (2). C’est pourquoi, parvenir à la paix n’est pas d’emblée chose aisée ; c’est une confrontation d’une autre nature que celle du conflit, exigeant une approche holistique, une intelligence politique, un recul historique, un éclairage sociologique, et non une posture partisane, des présupposés idéologiques, un esprit malveillant, un désir de vengeance.

Enfin, l’on peut se poser quelques questions au sujet de ces « Amis du peuple syrien ». Qui sont-ils ? Quels intérêts « profonds » défendent-ils ? Quelle idéologie les sous-tend ? Recherchent-ils vraiment la paix ou bien alors la victoire d’un camp sur un autre, ou encore la néantisation pure et simple de cet « autre » ? Pensent-ils vraiment à l’avenir de ce pays et à la sécurité future des composantes ethno-religieuses qui le composent, au vrai « Peuple syrien » en son ensemble ? Bref, ce sont des « amis » assez curieux, voire suspects.
Basilique de Saint Siméon, au Nord de la Syrie (*) ; 
au centre de la photo, l'endroit où se trouvait la colonne du stylite (Coll. pers.)

Lors des dernières réunions et conférences « internationales » sur la Syrie, que ce soit celle de Turquie ou celle de Paris récemment, les participants étaient tous du même camp, sans parvenir d’ailleurs à un accord, ce qui est assez paradoxal ! En fait, il n’y a pas UNE opposition au régime de Bashar Al-Assad, mais DES oppositions. Et non seulement ils ne s’entendent pas entre eux, s’entredéchirent mais, de plus, toutes les parties ne sont conviées à ces « conférences ». N’oublions pas que le régime de Bashar Al-Assad n’est pas monolithique et qu’il y a, en son sein, différentes composantes, avec des durs, des intransigeants mais aussi des franges ouvertes, raisonnables, disposées à la composition. Ainsi, à polariser le tableau, l’on ne fait qu’envenimer la situation, développer les facteurs belligènes, comme si la situation présente de guerre civile et ses (trop) nombreux morts ne suffisait pas. Résumer n’importe quel conflit à un affrontement entre bons d’un côté et les méchants de l’autre, c’est adopter une posture morale, subjective et par là même inopérante, invalide (invalidante) pour l’analyse objective des faits.

Toujours dans le crédit à accorder à ces Conférences des « Amis du peuple syrien »,  il ne faut pas oublier la non participation d’acteurs de poids, pourtant partie prenante et légitime, ni les exclusions de fait et absolument sans fondement de tel ou tel pays. Ce que l’on constate ces derniers temps, c’est qu’il n’y a plus de table de négociation mais des conférences d’exclusion (3). A Paris, par exemple, lors de la Conférences du 6 juillet dernier, l’on notait l’absence des représentants du gouvernement syrien, l’absence des représentants de l’ONU, de la Russie, de la Chine, de l’Iran. Cependant, rien de sérieux ni de concret n’en est sorti, si ce n’est la même rengaine, qui est l’objectif des résolus Frères Musulmans : le refus de toute négociation, le renversement de Bashar Al-Assad et une intervention armée extérieure menée - comme il se doit - par la fameuse « communauté internationale » (4).

Et quand Kofi Annan, l’émissaire international désigné pour résoudre le conflit, se rend à Damas le 9 juillet pour poursuivre les négociations en vue d’un accord de paix, les « Amis du peuple syrien  » font état de leur « malaise », expriment leur colère, crient au scandale et dénonce la démarche (5).

L’approche médiatique de l’affaire syrienne est totalement biaisée par des présupposés idéologiques, lesquels emboitent celles des partisans salafistes (et ses diverses composantes) à l’œuvre et à la manœuvre dans le conflit, avec la bénédiction du Qatar, de l’Arabie Saoudite, ces belles démocraties... Rappelons à toute fins utiles, que la seule source d’information utilisée par ces médias en question pour traiter la question syrienne (6), est l’OSDH, l’observatoire syrien des droits de l’homme, lequel assène ses chiffres sur les morts et les blessés, chiffres absolument invérifiables et surtout des chiffres qui ne précisent jamais qui est l’agresseur, l’agressé, le tueur et le tué - ou plutôt si, les tueurs sont toujours les autres. Cet OSDH qui est une officine dirigée depuis Londres par des Frères Musulmans, agit à l’instar des officines qui avaient œuvré en ex-Yougoslavie, en Irak et ailleurs, tel un parfait bureau de propagande et de désinformation. Juste un point, à titre d'exemple ; non seulement les partisans de l'ASL tuent mais ils martyrisent, mutilent, torturent. Cela n'est jamais rapporté par les médias dominants car l'ASL est dans le camp des "gentils". Oui, toutes les vérités syriennes ne sont pas toutes bonnes à dire, pour paraphraser le titre d’un ouvrage écrit par un journaliste de télévision à propos de l’ex-Yougoslavie (7).

***

Les mensonges au sujet de la "révolution roumaine" (comme les "charniers" de Timisoara), les mensonges de la guerre pour la libération du Koweït (comme la fable des couveuses détruites par la soldatesques irakienne), les mensonges de la guerre d’Irak (comme les armes de destruction massives - toujours introuvables d'ailleurs...), les mensonges de la guerre en ex-Yougoslavie (avec les "méchants serbes" martyrisant les "gentils kossovars") et tous les autres mensonges, n’ont-ils pas suffit pour comprendre qu’en temps de conflit la moraline coule encore plus à flot que de coutume dans les médias ? que l’information est propagande ? que le vocabulaire y est pervers ? que les images sont travesties ? que des forces - jamais nommées, ni présentées - jouent en profondeurs pour défendre et promouvoir leurs intérêts idéologiques et financiers ?  Comment encore être dupe ?

Que ceux qui ont des yeux voient !

Notes :

(1) Jacques Bainville, Les conséquences politiques de la paix, utilement réédité aux éditions Godefroy de Bouillon en 1996 (http://www.amazon.fr/cons%C3%A9quences-politiques-paix-Jacques-Bainville/dp/2841910229).
(2) Cf. Gaetano Mosca, Elementi di Scienza politica, chapitre XV, in The Ruling Class, McGraw-Hill Book Company, p.424. Au sujet de ce livre, on se demande bien pourquoi il n’existe aucune traduction française à ce jour, alors que cet ouvrage majeur de sociologie fut publié en Italie en… 1896. Pour information, en 1939, les Etats-Unis publiaient une traduction anglaise de l’ouvrage.
(3) Il suffit de se rappeler les propos d’Alain Juppé lorsqu’il fut MAE et ceux – du même tonneau - de son successeur, Laurent Fabius, au sujet de l’Iran, pays exclu a priori, sans explications rationnelles ; ceci en contradiction totale d’ailleurs avec les propos de Kofi Annan (Cf. http://www.france24.com/fr/20120709-kofi-annan-syrie-rencontre-bachar-al-assad-onu-ligue-arabe-negociations-morts-conflit).
(4) Une fumisterie parée des atours « démocratiques » et droits-de-l’hommistes.
(5) Cf. http://www.metrofrance.com/info/syrie-la-visite-de-kofi-annan-sous-le-feu-des-critiques/mlgi!0fdnFCP9IskQ/
(6) Rien que le nom de cet organisme est signifiant au plus haut point. A quoi avons-nous affaire ? A un "Observatoire Syrien des Droits de l'Homme".
C'est tout d'abord sensé être un "observatoire"; entendez donc, qu'il est neutre, impartial, scientifique. Un observatoire, renseigne, décrit, compte, en un mot il ne prend pas part aux faits qu'il décrit.
Et puis, c'est un observatoire des "Droits de l'Homme"; alors là, c'est l'onction suprême, la touche qui place les propos et les prétendus objectifs de cet organisme hors de toutes les attaques possibles.
La qualification "Droits de l'Homme" a cet avantage - aujourd'hui où cette idéologie est consubstantielle à la doxa mondialiste - de permettre à l'OSDH de se prémunir d'éventuels détracteurs, car les critiquer placerait immédiatement son (ses) auteur(s) dans le camp des "méchants", des non-politiquement corrects.
On ne critique pas un "observatoire" et encore moins un observatoire des "Droits de l'Homme". Bref, critiquer l'OSDH, c'est basculer irrémédiablement, de facto,  dans le "camp du mal et de la barbarie".
A mon humble avis, l'intitulé de cet organisme est le produit d'officines spécialisées - agences d'influence, privées ou non - tant il est parfait dans ses caractéristiques de paravent/masque et de  réflecteur/déflecteur.
(7) Cf. Jacques Merlino, Les vérités yougoslaves ne sont pas toutes bonnes à dire, édité chez Albin Michel en 1993 (http://www.amazon.fr/v%C3%A9rit%C3%A9s-yougoslaves-sont-toutes-bonnes/dp/2226066632). Immédiatement après la parution de son ouvrage, le journaliste était remercié et disparaissait des écrans de télévisions…
On lira avec attention, au sujet de la Yougoslavie (mais l'on peut tout à fait extrapoler, bien sûr),  l'interview que réalisa le journaliste Jacques Merlino, il y a quelques années de cela maintenant, in http://www.horizons-et-debats.ch/0709/20070310_05.htm

(*) Les trésors archéologiques de la Syrie sont en danger ; n'oublions pas ce qui s'est passé en Irak ! Dès à présent, des sites sont dégradés et pillés en Syrie. Les deux camps sont responsables.
(Cf. En Syrie, le patrimoine meurt aussi, in http://www.slate.fr/story/59093/syrie-patrimoine-sites-menace ).


Iconographie :  
Image tirée et modifiée des "Aventures de Buck Danny", album intitulé Pilote d'essai, Charlier et Hubinon, Dargaud éditeur, 1953.
Laurent Fabius et Alain Juppé :
http://photo.parismatch.com/media/photos2/actu/politique/laurent-fabius-et-alain-juppe/4781398-1-fre-FR/Laurent-Fabius-et-Alain-Juppe.jpg

20 juin 2012

Une tragédie birmane (*)…

A l’Est de Suez, dans l’ancienne Birmanie, l’histoire s’accélère un tant soit peu ces derniers mois. Ainsi, constatons-nous non seulement une ouverture politique réelle de la part du gouvernement de Naypyidaw - dont le retour en grâce d’Aung San Suu Kyi et des perspectives démocratiques - mais encore des affrontements ethnico-religieux sérieux dans le Nord-Est du pays - avec plusieurs dizaines de morts de part et d’autre, sans que la situation ne soit encore stabilisée.

S’il n’y a pas de lien entre ces deux événements, il n’en demeure pas moins qu’ils surviennent dans une conjoncture nouvelle, celle d’un retour du Myanmar dans la géopolitique régionale et internationale. Il est opportun de s'y arrêter quelque peu, de souligner certains éléments et d'esquisser les enjeux.
Une belle icône...

La belle "dame de Rangoon", une icône programmée pour le pouvoir

Alors que le vent semble tourner au Myanmar, il est opportun de rappeler ce que représente Aung San Suu Kyi, par delà le portrait flatteur et idyllique médiatique.

Fille du Général Aung San (un des pères de la Birmanie), elle entreprend des études de philosophie, de politique et d’économie au Saint Hugh’s College d'Oxford entre 1964 et 1967, alors que ce Collège était encore réservée aux filles. Elle obtient par la suite un doctorat à la School of Oriental and African Studies (SOAS) de Londres. 
En 1967, âgée de 22 ans, elle déménage à New York et entame un second cycle d'études supérieures puis devient secrétaire-assistante du Comité des questions administratives et budgétaires des Nations Unies. En 1972, elle se marie à un britannique, Michael Vaillancourt Aris, spécialiste des études tibétaines, dont elle aura deux enfants.
Retournée en Birmanie pour des motifs familiaux, en 1988 elle participe, avec d’anciens généraux, à la fondation de la Ligue Nationale pour la Démocratie (LND) ; elle en devient la première secrétaire générale. Un an plus tard, elle est arrêtée par le gouvernement militaire de Rangoon qui lui propose la liberté à condition qu’elle quitte le pays, ce qu’elle refuse. Elle est mise plus tard en liberté « surveillée ».

Dès lors, sa carrière s’étoffe tant à l’intérieur de son pays où elle symbolise l’opposition, qu’à l’international où elle est l’icône démocratique face à la junte militaire. Présentée comme l’espoir du peuple birman opprimé et notamment des plus humbles, il n’en demeure pas moins qu’Aung San Suu Kyi, si d’aventure elle devait arriver au pouvoir - ce qui est très probable - relève entièrement de l’élite mondialisée et cosmopolite. Repérée et formatée alors qu’elle suivait ses études, elle était programmée pour prendre les rênes de son pays et satisfaire à terme l’idéologie mondialiste.
Les Birmans comprendront bien vite le jeu de dupe lorsqu’elle parviendra au pouvoir, lorsque le pays entrera dans le concert de l’économie mondialisée, sera mis en coupe réglée par les consortiums étrangers et l'idéologie du marché…
Par ailleurs, les sociétés françaises, et en premier lieu le "groupe énergéticien" Total (1), vont aussi faire les frais du changement à la tête du pays, car il est certain que dès lors qu’Aung San Suu Kyi tiendra les rênes du pays, les sociétés britanniques et américaines prendront le dessus, évinçant le groupe français (2) jusqu’ici en position dominante au Myanmar (parmi les sociétés non asiatiques) dans le domaine de l'hydrocarbure.

Minorités birmanes opprimées

Ces dernières semaines ont vu des tensions communautaires apparaître au pays des mille pagodes. En effet, suite au viol et au meurtre d’une jeune fille bouddhiste originaire du Rakhine par trois musulmans, dans un village proche de Kyaukphyu (État de Rakhine), le 28 mai dernier, des émeutes entre Bouddhistes et Musulmans ont éclaté dans cet État du Nord-Ouest du Myanmar. Ces affrontements ont causé de nombreuses victimes (bouddhistes et musulmanes) et beaucoup de dégâts matériels (des centaines de maisons, d'écoles et d'administrations détruites).

Dans certaines villes (Sittwe, Maungdaw) la Police a ouvert le feu et imposé le couvre-feu, mais cela n’a pas apaisé les tensions. Même à Rangoon (l’ancienne capitale), des groupes ethno-confessionnels se sont affrontés.

Le 10 juin dernier, le Président Thein Sein déclarait l’état d’urgence au Rakhine. La crainte du pouvoir en place est de voir s’étendre ces émeutes dans l’ensemble du pays en pleine ouverture politique.

Ce n’est pas tant la religion musulmane qui est le motif premier des affrontements. Les quelques 4% de musulmans qui composent le pays (à 90% bouddhiste), se subdivisent en trois communautés bien distinctes et n’ayant pas les mêmes soucis d’intégration. Il y a les musulmans d’origine Indienne, ceux d’origine chinoise (Panthays) et enfin ceux d’origine Bengalie. Si les deux premières composantes sont bien intégrées et depuis longtemps au sein du pays, ce qui n’est pas le cas de la dernière, connue sous le nom de Rohingyas et regroupée essentiellement dans l’Etat du Rakhine (Nord Ouest du Myanmar) où ils sont une des minorités (3).

Ces Rohingyas qui vivent près du Bengladesh, en dehors de leur pratique religieuse distincte, parlent quasi exclusivement le Bengali, et ne sont ni intégrés et encore moins assimilés à leurs compatriotes bouddhistes. Depuis longtemps discriminés et persécutés dans le pays (ils n’ont pas le droit de sortir du Rakhine, n’ont pas de papiers d’identité), ils ne sont véritablement des citoyens mais ont le statut d’« associés » à la Birmanie ; bref, ils sont dans une situation bien plus difficile  comparativement aux autres minorités ethniques ou religieuses (4), elles mêmes souvent persécutées.

Ce qui inquiète aussi les autorités du Myanmar, c’est qu’un certain nombre de Rohingyas sont des jihadistes militants, en liaison étroites avec le Harakat al Jihad al Islami du Bengladesh voisin, ayant été entraînés par l’ISI (les Services pakistanais), souvent passés par les madrassas pakistanaises et ayant connu le théâtre afghan (5). Compte tenu du fait que le Rakhine recèle en son sous-sol des ressources gazières et pétrolières, exploitées entre autres par des sociétés chinoises et indiennes, on peut aisément comprendre les craintes de Naypyidaw, la capitale, quant à un développement et à une extension géographique du conflit (6).

Trouver un équilibre, une option viable...


N'oublions jamais que la Chine est LE pilier du régime birman, pilier contre lequel même la "communauté internationale" ne peut pas grand'chose ; et Naypyidaw ne peut donc, par  conséquent, décevoir en aucune manière Pékin et les intérêts chinois nombreux dans le pays

Le moins que l’on puisse dire, c’est qu'aujourd'hui,  le Myanmar est - une fois de plus - le jeu d’intérêts extérieurs et le terrain d’affrontement de puissances étrangères (pour aller vite : la Chine d’un côté et les puissances anglo-saxonnes de l’autre). Donc, que ce soit au sujet d’un changement éventuel à la tête du pays (avec Aung San Suu Kyi) ou au sujet des troubles communautaires récents (musulmans Rohingyas contre bouddhistes), Naypyidaw va devoir faire preuve de souplesse et de tact diplomatique pour sortir indemne de la situation, tant le grand écart est une position difficile et intenable trop longtemps.

Notes :


(*) en écho au roman éponyme de George Orwell, Burmese days ; traduit aussi en Français sous le titre Une histoire birmane (édition Ivréa).

(1) Au Myanmar, Total est opérateur du champ de Yadana (31,2%). Ce champ, situé sur les blocs offshore M5 et M6, produit du gaz livré essentiellement à PTT (compagnie nationale thaïlandaise) et destiné aux centrales électriques thaïlandaises. Le champ de Yadana alimente également le marché local via un gazoduc terrestre et, depuis juin 2010, via un gazoduc sous-marin construit et opéré par la compagnie nationale du Myanmar MOGE. La production du Groupe s’est élevée à 14 kbep / j en 2010, contre 13 kbep / j en 2009 et 14 kbep / j en 2008.
Source : Total Groupe (Cf. http://www.total.com/fr/groupe/nos-activites/amont/exploration--production/asie-pacifique-600148.html)
Dans les zones offshore, Total n'est pas seule ; en effet, d'autres compagnies s'y trouvent, telles Petronas Carigali Myanmar, Daewoo, PTT-EP, China National Offshore Oil Corporation, China National Petrochemical Corporation, Essar, Gail and Rimbunam (Malaisie) ONGC (Inde), Silver Wave Energy, Danford Equities (Australie), Sun Itera Oil & Gas (Russie). L'ensemble de ces compagnies explorent et/où exploitent 31 blocks.

(2) Rappelons que Total est critiqué de manière incessante et systématique, depuis le début des années 90, pour ses relations avec le pouvoir, par des ONG… anglo-saxonnes. Il est avéré que ces ONG ne sont que les paravents de certains intérêts économiques britanniques et américains.
Cf. l’étude faite par Eric Denécé sur le sujet de ces ONG en Birmanie (http://www.cf2r.org/fr/editorial-eric-denece.php).

(3) Ce territoire où vivent ces musulmans originaires du Bengladesh, le Rakhine (anciennement Arakan) a été « annexé » en 1947 à la Birmanie naissante, au moment de l’indépendance et de la fin de l’Empire britannique. Déjà, à cette époque, ces musulmans - dans leur globalité - étaient considérés « comme des auxiliaires du colonialisme britannique » tant ils avaient bien servi et s’étaient bien intégrés à la structure coloniale (Cf. Michel Gilquin, Minorités musulmanes d'Asie orientale, Rohingyas – La répression des musulmans en Birmanie, 2002, in Religioscopie). Cette attitude anti-patriote des Rohingyas leur sera toujours reprochée.

(4) Cf. le livre de Jean Berlie, The Burmanization of Myanmar's Muslims, the acculturation of the Muslims in Burma including Arakan, (2008) aux editions White Lotus Press, à Bangkok. Un des rares livres sur le sujet, nourri d’études profondes sur le terrain au cours de nombreux séjours dans le pays.
On pourra consulter également avec intérêt le livre de Gabriel Defert (Stéphane Dovert) Les Rohingya de Birmanie - Arakanais, musulmans et apatrides, éditions Aux lieux d’être, Coll. Mondes contemporains (2007), ceci sans oublier, bien sûr, l'ensemble des travaux de Guy Lubeigt.

(5) Ces islamistes jihadistes birmans ne sont pas étrangers au conflit de basse intensité qui perdure au Sud de la Thaïlande, conflit qui oppose une minorité musulmane malaise au pouvoir thaï de Bangkok. Des liens ont été observés, notamment entre les insurgés des trois provinces du Sud thaïlandais et les musulmans birmans des organisations Rohingya Solidarity Organization (RSO), Arakan Rohingya Islamic Front (ARIF) et de l’Arakan Rohingya National Organization (ARNO). Il est à noter, par ailleurs, que la plupart de ces groupes islamistes armés ont leur siège au Bengladesh et qu’ils bénéficient de la bienveillance des Etats-Unis et de la Grande Bretagne.

(6) Si le conflit perdurait et dépassait les frontières du Rakhine pour s’étendre dans l’ensemble du Myanmar, cela pourrait exaspérer la frange dure et pro-chinoise des  militaires de Rangoon et tenter leur retour au premier plan sur la scène politique. Un tel conflit, s’il se développait, servirait mécaniquement les intérêts économiques tant américains que britanniques, en affaiblissant les entreprises rivales, chinoises en particulier. Pékin a de gros intérêts dans cette partie du Myanmar, non seulement avec la présence de sociétés d’exploitation en hydrocarbures mais aussi avec la construction d’infrastructures (terminal pétrolier à Kyaukphyu, ligne de chemin de fer et pipe-line allant du Rakhine vers la province chinoise du Yunan).

Iconographie :
Aung San Suu Kyi : http://www.oxford-royale.co.uk/images/aung-san-suu-kyi-2.jpg
Carte de l'auteur.

7 juin 2012

Quelques réflexions autour du vide…

The first step toward developing more effective smart power strategies
starts with a fuller understanding of the types and uses of power in foreign policy.

Joseph S. Nye, « Power and foreign policy”,
in Journal of Political Power, Vol. 4, No. 1, April 2011, 9–24


Si Héraclite disait que l’on ne se baignait pas deux fois dans le même fleuve, c’est, en matière stratégique, d’autant plus vrai aujourd’hui que le fleuve – jusque dans ses contours – par delà l’eau qu’il charrie, n’est plus celui que nous avons pu connaître. L’histoire ne se répète pas, et si d’aucuns néanmoins agissent et font comme si tel était le cas, cela n’est du qu’à une pauvreté imaginative. A la décharge de ces observateurs malheureux, les apparences sont souvent trompeuses, il est vrai ; mais les éléments d’aujourd’hui ne sont pas ceux d’hier ; et à penser avec des analyses et des outils d’hier, on ne produit pas une pensée stratégique pour aujourd’hui et encore moins pour demain. De cette disposition intellectuelle conformiste et assoupie, il en découle un suivisme, un appauvrissement et un inévitable déclin. D’où l’intérêt de penser le monde tel qu’il est (le monde réel), de se penser dans celui-ci, et d’élaborer une stratégie en rapport. Une question de survie dans ce monde nouveau, en constant changement.

La nécessité en matière de renouveau stratégique n’est pas une chimère, tant certains stratégistes - ils sont trop peu nombreux en France - ont bien perçu la chose et élaboré ce que j’appellerai « un gramscisme en matière stratégique ». Ces penseurs ont semé et sèment encore ce qui ne se récoltera que demain, si tout va bien. Mais les lourdeurs administratives, politiques, ainsi que les archaïsmes intellectuels, font que ce demain est encore bien loin et qu’il est peut-être déjà trop tard...
Dans les théories des relations internationales, tout au début des années 1980, les Etats-Unis aux travers les réflexions de certains de leurs penseurs, avaient pris en compte la situation du moment et pensé ce qu’il adviendrait de leur pays. Le produit de leur réflexion était alors sombre : les Etats-Unis étaient en déclin et il fallait alors penser cette nouvelle donne, revoir les relations internationales dans une situation d’« hégémonie perdue » (1). Avec l’arrivée de Ronald Reagan en 1981, les choses changèrent et l’Amérique reprit confiance en elle-même et regagna son « leadership », et non seulement maintînt mais développa sa puissance. Cette impulsion a perduré, dans ses effets, jusqu’aux années 1990 jusqu’à la chute de l’Union Soviétique, période où nous avons connu un « moment unipolaire » (2), ce que d’aucuns avaient même osé nommer, on s’en rappelle, « la fin de l’Histoire » (3). Un temps d’euphorie qui fut néanmoins relativement bref, s’achevant au début des années 2000, avec les attentats du 11 septembre et les manifestations probantes de la puissance globale chinoise, sans oublier la cristallisation des pays émergents (Russie, Inde, Brésil).

Aujourd’hui, le changement dans les relations internationales est acquis, avec le développement de la région Asie-pacifique (en particulier de la Chine) et le déplacement du centre de gravité stratégique vers cette partie du monde (4). Toute pensée stratégique se doit donc de prendre en compte cette donnée. Et il ne s’agit pas tant de « faire des affaires avec la Chine », tel n’est pas le but ultime - cela n’étant qu’une approche à courte vue (5) - mais de penser notre rapport au monde, notre place dans les relations internationales compte tenu de cette situation nouvelle. Et ce d’autant plus que les États-Unis entame un réel déclin cette fois, sortant de sa position prééminente dans la stabilité hégémonique qui fut à l’œuvre dans le passé (6). Les américains ont pris acte de ce changement (7), comme ils avaient pris acte d’ailleurs, dès la fin des années 90, de la montée en puissance de la Chine (8). Les américains, contrairement aux européens en général, ont toujours su se penser et réactualiser cette réflexion sur leur identité, comme sur leur devenir en tant que puissance (9).
Antonio Gramsci

Dans le jeu qui se met en place aujourd’hui, l’Europe et la France doivent trouver leur place. Pour cela, elles doivent se penser (10). Mais que dire de l’Europe, cette hydre singulière à plusieurs têtes mais sans véritable corps ? L’Europe, quel numéro de téléphone, disait déjà, on s’en souvient, Kissinger. L’Union Européenne a toujours fonctionné et fonctionne encore, en fait, non comme un acteur à part entière, mais comme une ombre, un suiveur sans tête, de la puissance étatsunienne. Comme cette dernière décline, elle ne donne plus par conséquence, comme par le passé, le ton ; il est donc nécessaire et vital que la puissance européenne atteigne un stade d’autonomie réel. Une autonomie qui permettrait de se doter d’orientations stratégiques propres, ajustés à la situation présente, et donc de se donner les moyens en rapport. Mais l’Europe actuelle (bruxelloise) ne se pense pas, endormie dans le rôle qui fut le sien pendant de trop longues années, où il suffisait de suivre l’hégémon américain pour récolter, tel un rémora, les reliefs du requin. La géopolitique est aussi affaire d’imagination (11), ne l’oublions pas. Et la classe politique française, pour sa part, n’est pas en mesure de répondre à cette nouvelle donne car nos hommes politiques n’ont pas acquis cette nouvelle culture, cette pensée autonome, cette impérieuse identité stratégique qui fait la survie des Etats, des puissances. La révolution gramscienne en la matière n’a pas porté ses fruits ; elle est encore (malheureusement) en devenir.

Notes :

(1) On pourra voir autour de cette question : Giovanni Arrighi, « A Crisis of Hegemony », in “Dynamics of Global Crisis”, Macmillan (1982). Susan Strange, « The Persistent Myth of Lost Hegemony », in International Organization, Vol. 41, No. 4 (Autumn, 1987), pp. 551-574. Robert O. Keohane, « After Hegemony, Cooperation and Discord in the World Political Economy », Princeton University Press (1984). Stephen Krasner, « Structural causes and Regime consequences - Regimes as intervening variables », Cornell University Press (1982). Duncan Snidal « The Limits of Hegemonic Stability Theory », in International Organization, Vol. 39, No. 4 (Autumn, 1985), pp. 579-614.
(2) Cf. Charles Krauthammer, «The Unipolar Moment», in Foreign Affairs, America and the World, Vol. 70 (1990/91), n° 1, pp. 23-33.
(3) Cf. Francis Fukuyama et son fameux ouvrage éponyme.
(4) Henry Kissinger constate ce glissement du centre de gravité des affaires internationales, de l’Atlantique au Pacifique et à l’Océan Indien ; un glissement qu’il qualifie tout simplement de « révolution » (Cf. The real debate we need, in khaleej Times du 14 avril 2008.)
(5) Faire des affaires avec la Chine, surtout en effectuant des transferts de technologies (comme c’est le cas aujourd’hui), sous prétexte « qu’il vaut mieux mourir dans cinq ans qu’aujourd’hui », est la preuve flagrante de la politique à courte vue menée par nos « stratèges » aux rouages et aux commandes de notre exécutif.
(6) « Multipolar Power Systems and International Stability », Karl W. Deutsch; J. David Singer, in World Politics, Vol. 16, No. 3. (Apr., 1964), pp. 390-406.
(7) Cf. Zbigniew Brzezinski, « Strategic vision ; America and the Crisis of Global Power », Basic Books (2012) ; Joseph Nye, « The Future of Power », Public Affairs (2011).
(8) Il fallait voir à cette époque le nombre incroyable de travaux et autres notes produites sur ce sujet par les think tanks et destinées à l’exécutif américain.
(9) On lira avec intérêt les ouvrages de Jean-Paul Mayer (« Dieu de colère, stratégie et puritanisme aux Etats-Unis », ainsi que « Rand, Brooking, Harvard et les autres, Les prophètes de la stratégie des Etats-Unis », ADDIM, 1995 et 1997 respectivement) et de Michel Crozier (« Le Mal américain », Fayard, 1980).
(10) Raymond Aron avait esquissé la chose (Cf. « Qu'est-ce qu'une théorie des relations internationales ? », in Revue française de science politique, 17e année, n°5, 1967. pp. 837-861) mais en son temps, avec les possibles du moment ; les temps ont bien changé depuis, et il faut donc « réactualiser les logiciels ». Il nous faudrait pour cela un Raymond Aron non atlantiste…
(11) Marieke Peters et Jasper Balduk, « Geopolitics, From European supremacy to Western hegemony », SAGE (2006).


Iconographie :
Héraclite : http://www.avondschool.be/img/heraclitus.jpg
Mécanisme d’horlogerie : http://www.crdp- strasbourg.fr/main2/albums/machines/index.php?img=18&parent=76
extrait de "Tintin et le Picaros" d'Hergé, page 5.
BRIC : http://www.usluxurytours.com/wp/wp-content/uploads/2012/01/BRIC-Countries-2.jpg
Antonio Gramsci : http://en.wikipedia.org/wiki/File:Gramsci.png

14 mars 2012

Pierre Schoendoerffer : un homme de vérité

 Nous sommes à Cannes, le 17 mai 2010, il est presque midi... (un clin d'œil à La 317ème section)

Ci-dessous, un article que j'avais fait paraître il y a quelques années maintenant.

L’année 2003 aura été un bon cru pour les admirateurs de l’œuvre pluridisciplinaire de Pierre Schoendoerffer ; ainsi ce n’est pas moins d’un roman et d’un film dont le réalisateur-écrivain de « La 317ème section » et du « Crabe-tambour » nous a gratifié.

En mars tout d’abord sortait « L’aile du papillon » (Ed. Grasset, 280p.), un roman de facture typiquement schoendoerfferienne, avec temps et contre-temps, récits à plusieurs voix, rencontres qui esquissent, en fin de compte, la réalité et la complexité de l’âme humaine, tout cela autour d’un événement tragico-maritime.

De nos jours, durant une course en solitaire, suite à la rupture d’une manille « à cinquante balles », un jeune marin, Roscanvel, se trouve entraîné dans une suite d’événements dramatiques. Tout commence par une collision avec un navire marchand, puis la montée à bord de ce navire « poubelle » à l’équipage composé d’un Commandant douteux, de marins traîne-misères de plusieurs pays, c’est enfin la découverte d’une autre vie ... Puis c’est l’incident, l’enchaînement arithmétique du désastre, le grain de sable dans toute la mécanique qui conduiront finalement Roscanvel à être condamné pour … mutinerie et meurtre. Qu’a fait exactement Roscanvel ? le jeune marin sera-t-il condamné ? le livre contant son aventure verra-t-il le jour et sous quelle forme ? le narrateur-écrivain et son filleul de marin seront-ils vraiment toujours les mêmes après cette aventure ? Une histoire d’honneur et de fidélité dans la plus pure tradition des Conrad, Stevenson, Melville et autres sondeurs de l’âme humaine.

Deux voix dans ce récit, deux natures, deux âges aussi : Roscanvel, le marin d’exception, ingénieur brillant, fougueux, têtu – comme un breton – , et le narrateur, plus âgé, ancien légionnaire, ancien d’Indochine, écrivain quelque peu désabusé, aimant bien l’aventure mais aussi les bars bretons et leurs breuvages. Cela nous donne d’ailleurs quelques pages superbes d’envolées lyriques, comme par exemple la description « marine » du bar Le Cap Horn, avec Jenny son attachante tenancière - « un grand Capitaine » - et ses clients, cariatides de comptoir, frères de misère, fidèles à on ne sait quoi mais « qui doit exister », d’aucuns à « visages de souque-misères », à l’air « absents et vague de pré-salés au pâturage », « la vodka aidant, le lait de la tendresse humaine coulera bientôt dans leurs veines ». Mais tous ne sont pas rentrés dans le rang…

Roscanvel charge donc son aîné d’écrire son histoire ; ceci sera le prétexte à un échange, fructueux et révélateur, entre les deux hommes, soulignant la question de l’interprétation des faits, de leur éclairage et en définitive de leur réalité « objective » car celui qui écrit n’est pas celui qui a vécu les événements. Il y a celui qui relate, verbalement, ce qui lui est arrivé et celui qui écrit, qui fait exister sur du papier des « choses » arrivées à un autre ; mais écrire c’est aussi juger. Nous sommes là dans une logique parfaitement conradienne du récit à multiples voix/voies, de constructions signifiantes et à la structure narrative magistralement exposée.

Grâce à ce dia-logue, au fur et à mesure des faits et des contradictions apparentes ou non, volontaires ou non, nous approchons l’humanité de l’homme, sa grandeur mais aussi son horreur ; « cette turbulente et déraisonnable humanité »…

Les schoendoerfferiens retrouveront dans ce roman des accents de ce qu’ils ont aimé par le passé dans l’œuvre de l’académicien (évocations de contrées ultra-marines, personnages bien campés et attachants, la confrontation de l’homme à la fatalité, le dépassement de soi, etc.) mais les lecteurs nouveaux y trouveront ironie, inquiétude métaphysique, lyrisme, le tout exprimée dans une langue de marin : claire, juste, vraie dirait-on. Voilà le premier beau cadeau que nous a offert Pierre Schoendoerffer avec son roman.

Le 1er juillet 2003, enfin, quelques privilégiés ont pu voir en première mondiale dans le cadre prestigieux de l’École Militaire, en présence de toute l’équipe du tournage et des acteurs, la projection du dernier film de Pierre Schoendoerffer. Tiré de son avant dernier roman éponyme intitulé Là-haut, ce film, là encore - davantage peut-être que dans « L’aile du papillon » - nous fait retrouver le « monde schoendoefferien ». Y jouent de grands acteurs français avec lesquels le réalisateur a déjà travaillé, tels Bruno Cremer, Jacques Perrin, Claude Rich, Jacques Dufilho, ainsi qu’une figure comme Patrick Chauvel, rapporteur de guerre mondialement reconnu (1). Nous y retrouvons des thèmes chers à l’écrivain-cinéaste : l’amitié, les Armes (avec un A majuscule), l’honneur, la fidélité à la parole donnée.

Le film nous relate une histoire peu commune. Henri Lanvern, un cinéaste, tourne un film dans les hautes régions de la Thaïlande, non loin du Laos ; nous sommes en juillet 1978. Un soir, à la fin du tournage, Lanvern réuni son équipe et annonce qu’il part trois jours en repérages. Il disparaît. En fait, il est parti à la recherche d’un vieil ami de guerre, le Général Cao Ba Ky, évadé d’un camp de rééducation du Pathet lao (communiste laotien).

Rentré sur Paris, l’équipe de Lanvern apprend par les médias que ce dernier a été fait prisonnier par les laotiens de Vientiane et qu’il va être jugé comme « espion impérialiste » ! Il risque la mort.

Qui est ce Lanvern ? Pourquoi a-t-il déserté son film ? Comment a t-il été capturé au Laos ? Une jeune journaliste (Florence Darrel, une nouvelle dans le monde de Schoendoerffer) part à la rencontre du disparu en enquêtant auprès des proches du cinéaste. La personnalité de Lanvern se découvre peu à peu, l’investigation dévoile les secrets des uns et des autres, la jeune journaliste apprend à connaître celui qu’elle n’a jamais vu ni rencontré. 

Mais au cours de ses recherches, la journaliste ne rencontrera pas seulement des personnages riches et hauts en couleur, elle découvrira un monde qu’elle ne connaît pas : l’Indochine, la guerre, la camaraderie, la fidélité à la parole donnée, le monde de ceux qui peuvent dire de Lanvern : «c’était un des nôtres», tels que le disent les personnages de Joseph Conrad dans la quasi totalité des romans et nouvelles (les fameux Conway boys).

Ce film - qui devrait sortir en salle dès qu’un distributeur sera trouvé - ravira les affidés de Schoendoerffer et peut-être moins les non-initiés, tant nous sommes dans une œuvre faite de signes de reconnaissance, de connivence (personnages, mots, extraits des films personnels et professionnels de l’auteur, etc.). Un petit goût amer toutefois en descendant les marches de l’amphithéâtre de l’École Militaire. Pensif, en nous dirigeant vers la salle du cocktail - offert par le Général de Corps d’Armée Marcel Valentin, Gouverneur Militaire de Paris - le film Là-haut nous apparaissait un peu comme un film testament, une œuvre faisant boucle dans la production de Pierre Schoendoerffer. Mais, le « quart » militaire en main (perçu réglementairement à l’entrée de la salle) et les spiritueux aidant, cette amertume laissa finalement place non seulement à la joie d’avoir vu un film nous ayant arraché à un quotidien déliquescent pour nous emmener vers des terres idéales, mais encore au plaisir de discuter avec les acteurs et surtout avec l’enchanteur académicien français.

Notes : 
(1) « Rapporteur de guerre », Oh ! Editions, mai 2003, 297 p. Patrick Chauvel fait aussi partie de la « famille Schoendoerffer » ; il est également photographe de plateau de tous les derniers films du cinéaste.

Iconographie :
http://galeriedephotos.moncinema.com/NF-B-mc-3-2252-30672/tapis-rouge/cannes-2010-jour-6-17-mai/lundi-17-mai/

Pierre Scoendoerffer, in memoriam (1928-2012)

« Il disait en tout cas la vérité, la vérité libérée des oripeaux du temps. Que l’imbécile s’effare et frissonne ; l’homme digne de ce nom admet ces choses et peut les contempler sans sourciller (…) Pour affronter cette vérité il a besoin de tout ce qu’il y a d’authentique en lui, de toute sa force innée. (…) il faut une foi délibérée ».         

Joseph Conrad, Le cœur des ténèbres, chap.3.

Les amis de Pierre Schoendoerffer – « Schoen », comme l’appellaient ses intimes – sont bien tristes aujourd’hui 14 mars 2012. L'Académicien, le grand cinéaste et romancier nous a quitté.

Un homme de sensibilité et de retenue...

Peu de cinéastes, comme Pierre Schoendoerffer, ont si bien restitué l’histoire récente de notre pays, précisément depuis 1945. En quelques films, il a donné aux spectateurs, il a offert pourrait-on dire, une vision esthétique sur la guerre et les hommes de guerre ; toujours en partant du singulier pour atteindre l’universel, il a tracé une œuvre unique, non seulement en servant de modèle à nombre d’autres cinéastes – français et étrangers – mais aussi en laissant dans les toutes les mémoires, des modèles d’humanité.

Néanmoins, petite consolation, nous pourrons toujours renouer avec le plaisir de (re)voir ou de (re)lire ses œuvres. La dernière en date, nous fut livrée le 5 mai 2004, quarante-huit heures avant la célébration du cinquantenaire de la chute de Dien Bien Phu, avec la sortie du film : « Là-haut ».

Depuis 2002 ce film était terminé, mais il fut difficile pour « Schoen » de trouver un diffuseur. « Là-haut » est tiré d’un des derniers romans de celui qui est aussi écrivain, rappelons-le, avec plus de cinq romans-récits, presque tous récompensés par de vraies instances littéraires françaises telle l’Académie Française.

Que relate « Là-haut » ? Nous sommes en 1975, une équipe de cinéma est sur les hauts plateaux de Thaïlande, pour tourner des plans d’un film intitulé « Un Roi au dessus des nuages ». Un jour, le cinéaste, Pierre Lanvern (Jacques Perrin), annonce à son équipe qu’il part, seul, en repérage pour trois jours. Il disparaît sans aucunes traces. L’équipe repart en France, le film est arrêté. Causant tout autant le désarroi et la stupéfaction que la colère et l’indignation, cette disparition va conduire une jeune journaliste (Florence Darrel) à enquêter sur cet homme « pas vraiment comme les autres ». On apprend vite que le cinéaste a été arrêté par le régime communiste Laotien et qu’il est menacé de la peine de mort pour espionnage : en fait de repérages, Lanvern est allé vers la frontière Lao pour participer à la fuite de son ami, un prisonnier laotien, le Général Cao Ba Ky, ancien soldat de l’Armée Française, bête noire des marxistes de Vientiane.

Enquêtant en France, la journaliste rencontrera ceux qui ont connu Pierre Lanvern, à commencer par celui qui dirige le journal où elle travaille (Claude Rich). Au fur et à mesure que son enquête progresse, la journaliste rencontrera – souvent de manière moins volontaire qu’elle ne le croit – la plupart de ceux qui ont connu Lanvern. Ainsi, peu à peu, elle découvrira – tout comme nous spectateurs – l’itinéraire et l’histoire de cet homme à présent menacé de la peine capitale dans un pays à dix mille kilomètres de là. Par son enquête, la jeune femme va pénétrer plusieurs « cercles » composés d’anciens militaires, de cinéastes, de membres des services secrets (Bruno Cremer), tout un monde dont elle ignorait jusqu’à lors l’existence. Parfois manipulée ou seulement « conduite gentiment », la naïve journaliste découvrira par facettes le disparu, en empruntant les traces de Pierre Lanvern, de sa douce adolescence bretonne aux fureurs de la guerre d’Indochine.

Mais ce n’est pas seulement une banale enquête historique que la jeune journaliste entreprend : celui qu’elle cherche à découvrir est au même moment entre la vie et la mort ! Il y a donc une tension supplémentaire puisque le sort de Lanvern se joue alors même qu’elle dévoile le cinéaste dans sa complexité d’homme aux multiples facettes (reporter, cinéaste et espion ?). La journaliste finira-t-elle son enquête ? Lanvern sera-t-il sauvé ? Laissons aux spectateurs le plaisir de le découvrir.

Dans « Là-haut », Schoendoerffer nous conduit de témoignage en témoignage vers des « territoires » qu’il affectionne : l’Asie, les hauts plateaux indochinois mais aussi la guerre, les hommes d’Armes, l’honneur et la fidélité.

Un film de Schoendoerffer est toujours un événement. Avec seulement quelques uns, il a marqué l’esprit de plusieurs générations de français, ravivant la mémoire de notre passé colonial et la grandeur de celui-ci. « Schoen » ne regarde pas ce passé avec des lunettes idéologiques : il nous montre ce qu’il a connu, avec simplicité, authenticité ; il nous parle de la guerre et de l’humaine grandeur de personnages rencontrés.

« Schoen » sait de quoi il parle, lui. A un peu plus de vingt ans, il est en « Indo », volontaire comme reporter pour le service cinématographique des armées. Il partage le quotidien des hommes engagés dans une lutte âpre pour la sauvegarde de l’Empire ; il sera fait prisonnier à Dien Bien Phu, subira les affres de la captivité dans les camps Viets-Minhs. En Indochine, il découvre l’humanité de l’homme engagé dans des situations extrêmes. Mais ce n’est pas une aventure individualiste qu’il entreprend là ; non, il filme, il grave sur la pellicule ce qu’il voit. Il y a le souci de relater, de faire partager ce qu’il a vu, connu. Il veut témoigner. Au sens étymologique, c'est un martyr de l'Indochine... Cette guerre fut à la fois marquante et révélatrice pour lui ; elle l'a révélé à lui même, comme se révèle un film dans son bain chimique. L'homme n'est plus le même ; il a grandi, il a mûri, il est plus profond.

Témoigner, « Schoen » le fera avec maestria ; et quand il témoigne, il sert. "Servir est le plus beau mot de la langue que je connaisse" disait un Barrès. Schoendoerffer le fera d’abord avec des reportages : avec les français, jusqu’en 1954, au travers de courts métrages officiels sur la guerre d’Indochine ; puis avec les américains, engagés eux-mêmes dans le conflit du Sud-Est asiatique qui est devenu la guerre du Vietnam (La Section Anderson).

Mais Pierre Schoendoerffer aime aussi la fiction. Grand lecteur et admirateur de Pierre Loti, il adaptera deux de ses romans, « Ramuntcho » tout d’abord, puis « Pêcheur d’Islande » en 1959, avec Jean-Claude Pascal et Charles Vanel. Le cinéaste a malheureusement été conduit à « trahir » quelque peu le roman en donnant une fin heureuse au film ; alors que dans le livre nous apprenons que « (…) par une nuit d’août, au large de la sombre Islande, furent célébrés ses noces avec la mer », dans le film, Yann revient et retrouve les siens. Ayant posé un jour la question au cinéaste, il m’a répondu que des contraintes émanant de la production l’avait conduit à modifier la fin écrite par Loti et contrevenir à ses souhaits d’être fidèle à l’œuvre originale. Schoendoerffer en était lui-même meurtri, désolé de cet « écart ».

Poursuivant dans la fiction, « Schoen » adapte bientôt, en 1965, son roman « La 317ème Section » ; ce sera un succès. Caméra à l’épaule, suivant jour après jour une petite section perdue dans la jungle souvent détrempées par les pluies de la mousson, le film a l’impact du documentaire authentique ; sans effets spéciaux (qui dans les films actuels font souvent office de scénario), sans moyens extraordinaires, c’est la réalité de la guerre d’Indochine que nous découvrons, brute, vraie : « Moi, j’l’aime bien c’pays. A c’dernier séjour au lieu d’vingt-sept mois, j’ai réussi à en tirer trente-trois, et j’ai aucune envie de rentrer en France ! », lance l'Adjudant Willsdorff au jeune Sous-Lieutenant Torrens.

Il fera une autre œuvre de fiction, assez peu connue malheureusement, avec en 1966 le film « Objectif 500 millions ». Une histoire de soldats perdus, de camaraderie, de fidélité et toujours de panache. L’acteur principal du film, le Capitaine Richau (ex-officier parachutiste, passé par les prisons de la république pour engagement OAS) est joué par Bruno Cremer, un autre disparu, une autre figure, une « gueule » du cinéma français. Tel un héros de Kipling, à un moment, le personnage principal du film lance : « Il n’y a que trois métiers pour un homme : Roi, poète ou Capitaine ; malheureusement, je ne suis pas poète… ». Il y a de la tragédie dans tous les films de Schoendoerffer, c’est d’ailleurs vraisemblablement un des fils rouges de son œuvre, celui qui révèle son classicisme, son universalité.

Quelques années plus tard, un autre film parlera d’Indochine mais aussi d’Algérie : « Le Crabe-Tambour », en 1977. Inspiré librement de la vie du regretté Lieutenant de Vaisseau Pierre Guillaume (son ami), « Schoen » nous parle de l’itinéraire d’un homme d’honneur, depuis les rizières tonkinoises jusqu’aux grands bancs non loin de terre-neuve, en passant par les geôles de la république (pour cause de fidélité à la parole donnée), sans oublier le départ de l’Indochine, à la voile, en solitaire sur une jonque : « Il faudra un jour quitter l’Indochine : quatre mois de mer ; après ça ira mieux », rappelle le médecin-capitaine évoquant la figure du Crabe-Tambour.

Puis, en 1982, viendra un film entièrement sur l’Algérie : « L’honneur d’un Capitaine ». Une veuve de guerre cherche à défendre la mémoire et l’honneur de son mari, tué dans le Djebel, accusé par un universitaire partisans, sur un plateau de télévision, de forfaiture et de torture. Mais de fait ce n’est pas seulement un homme qui est accusé, c’est l’Armée Française. Là encore, « Schoen », avec tact et justesse, relèvera le gant et livrera sa vérité, renvoyant les accusateurs à leurs fantasmes : « Torture, torture, vous n’avez que ce mot à la bouche ! A vous écouter en Algérie, l’armée française n’aurait fait que torturer », dit à la fin du film l'ex-Commandant Guilloux, excédé, lui-aussi passé par Fresnes.

Une illustration de la fidélité du réalisateur nous est donnée en 1989, avec Réminiscence, un documentaire. S'envolant vers les Etats-Unis, Pierre Schoendoerffer tente de retrouver les membres de la Section Anderson, vingt ans après... Au son de la septième symphonie de Beethoven (2ème mouvement - Allegretto), l'avion décolle pour le nouveau continent  ; en voix off, Schoendoerffer nous dit qu'il part retrouver ses "camarades, ses frères, ses amis"... Grâce à un énorme travail d'enquête, le cinéaste retrouve un certain nombre de survivants et les fait se retrouver autour de leur chef de section, Joseph B; Anderson Jr., alors cadre supérieur chez General Motors à Détroit (Michigan). Dans ce documentaire, Schoendoerffer met à l’œuvre ce qu'il affectionne particulièrement, ce qui l'intriguait en fait : l'impact de la guerre sur les hommes. Nous y voyons ces anciens GIs de la 1st Air Cav', pendant et après le conflit, et les scories de la guerre, les marques indélébiles qu'elle laisse, le creuset qu'elle fut, cette main de fer qui détruit mais aussi révèle les hommes ; en témoignent ces émouvantes retrouvailles entre les anciens membres de la section, autour de leur ancien chef de section, qui était vingt ans auparavant un jeune officier de 24 ans ("un Officier et un gentleman", comme il l'est dit dans le documentaire), un des premiers officier noir sorti brillamment en 1965, de West Point, l'équivalent américain de notre École Polytechnique et de Saint-Cyr. Une belle fresque sur l'homme et la guerre, un témoignage sur le temps qui passe, un beau documentaire sur la camaraderie, celle qui se forge dans le sang et la boue, celle qui demeure à jamais. 

Trois ans plus tard, « Schoen » sortait « Dien Bien Phu ». Avec des moyens qu’il n’avait jamais eu jusqu’à lors, le cinéaste reconstituait au Vietnam, avec l’aide des Vietnamiens, une bataille historique, la bataille ultime, celle qui restera dans les mémoires françaises comme Camerone dans celles des Légionnaires et de leurs amis. Souffrances, abnégation, courage, panache, nous trouvons dans ce film un véritable bréviaire des valeurs nobles, celles qui font la grandeur des nations et l’admiration de tous. Par delà la défaite de la garnison de Dien Bien Phu, l'incurie politique, malgré la tonalité « sombre » de ce film, sur une musique superbe de Georges Delerue, reste le souvenir d’hommes et de femmes admirables qui nous manquent tant aujourd’hui (je pense ici au Colonel Jean Sassi, ou encore au Commandant Pierre Guillaume, entre autres personnes). « Est-ce le châtiment Dieu sévère ? » entend-t-on au final, en voix-off (c’est d’ailleurs Schoendoerffer lui-même qui parle), alors que passent les colonnes de prisonniers se dirigeant vers les camps de la mort lente.

Avec sa dernière œuvre cinématographique, « Là-haut », les spectateurs retrouvent ce monde de Schoendoerffer.  Dans ce film, de multiples « flash-back » sont l’occasion de voir des extraits de toutes les œuvres du cinéaste, aussi bien ses reportages de guerre que ses films de fiction ou même personnels. Pierre Schoendoerffer semble alors boucler la boucle, clore, semble-t-il, le chapitre de l’Indochine et de l’Algérie. Il fallait peut-être cinquante ans pour pouvoir le faire. Il n’en demeure pas moins que tous ses films resteront dans les mémoires, et qu’ils serviront à restaurer une autre vérité, à sauver la dignité de ceux qui ont combattu pour l'Empire d'abord, puis pour l'Union Française ensuite.

Adieu Monsieur Schoendoerffer ; vous étiez unique et vos talents artistiques nous ont réchauffé le cœur, élevé nos esprits, nourri nos mémoires. Notre dette à votre égard est immense. Un grand merci pour ce que vous nous avez offert le long de votre vie au travers de toutes vos œuvres.

Nous pensons ici à sa famille, à ses proches, et nous leur adressons toutes nos condoléances.

Un passionné...

Iconographie :
Dernière photo : http://www.ecransdelamer.com/wp-content/uploads/2011/05/PSchoendorfferParThGoisque.jpg
On ira voir avec un grand plaisir le site du photographe Thomas Goisque et suivre Pierre Schoendoerffer, là bas, à Hanoï et sur les hauts-plateaux du Tonkin. De superbes images.
Voir à cette page : http://www.thomasgoisque-photo.com/site.php?page=reportages&spec=avent&id=98
 
Photo du début : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/2/20/Pierre_Schoendoerffer_%C3%A0_la_Cin%C3%A9math%C3%A8que_fran%C3%A7aise.jpg