7 juin 2012

Quelques réflexions autour du vide…

The first step toward developing more effective smart power strategies
starts with a fuller understanding of the types and uses of power in foreign policy.

Joseph S. Nye, « Power and foreign policy”,
in Journal of Political Power, Vol. 4, No. 1, April 2011, 9–24


Si Héraclite disait que l’on ne se baignait pas deux fois dans le même fleuve, c’est, en matière stratégique, d’autant plus vrai aujourd’hui que le fleuve – jusque dans ses contours – par delà l’eau qu’il charrie, n’est plus celui que nous avons pu connaître. L’histoire ne se répète pas, et si d’aucuns néanmoins agissent et font comme si tel était le cas, cela n’est du qu’à une pauvreté imaginative. A la décharge de ces observateurs malheureux, les apparences sont souvent trompeuses, il est vrai ; mais les éléments d’aujourd’hui ne sont pas ceux d’hier ; et à penser avec des analyses et des outils d’hier, on ne produit pas une pensée stratégique pour aujourd’hui et encore moins pour demain. De cette disposition intellectuelle conformiste et assoupie, il en découle un suivisme, un appauvrissement et un inévitable déclin. D’où l’intérêt de penser le monde tel qu’il est (le monde réel), de se penser dans celui-ci, et d’élaborer une stratégie en rapport. Une question de survie dans ce monde nouveau, en constant changement.

La nécessité en matière de renouveau stratégique n’est pas une chimère, tant certains stratégistes - ils sont trop peu nombreux en France - ont bien perçu la chose et élaboré ce que j’appellerai « un gramscisme en matière stratégique ». Ces penseurs ont semé et sèment encore ce qui ne se récoltera que demain, si tout va bien. Mais les lourdeurs administratives, politiques, ainsi que les archaïsmes intellectuels, font que ce demain est encore bien loin et qu’il est peut-être déjà trop tard...
Dans les théories des relations internationales, tout au début des années 1980, les Etats-Unis aux travers les réflexions de certains de leurs penseurs, avaient pris en compte la situation du moment et pensé ce qu’il adviendrait de leur pays. Le produit de leur réflexion était alors sombre : les Etats-Unis étaient en déclin et il fallait alors penser cette nouvelle donne, revoir les relations internationales dans une situation d’« hégémonie perdue » (1). Avec l’arrivée de Ronald Reagan en 1981, les choses changèrent et l’Amérique reprit confiance en elle-même et regagna son « leadership », et non seulement maintînt mais développa sa puissance. Cette impulsion a perduré, dans ses effets, jusqu’aux années 1990 jusqu’à la chute de l’Union Soviétique, période où nous avons connu un « moment unipolaire » (2), ce que d’aucuns avaient même osé nommer, on s’en rappelle, « la fin de l’Histoire » (3). Un temps d’euphorie qui fut néanmoins relativement bref, s’achevant au début des années 2000, avec les attentats du 11 septembre et les manifestations probantes de la puissance globale chinoise, sans oublier la cristallisation des pays émergents (Russie, Inde, Brésil).

Aujourd’hui, le changement dans les relations internationales est acquis, avec le développement de la région Asie-pacifique (en particulier de la Chine) et le déplacement du centre de gravité stratégique vers cette partie du monde (4). Toute pensée stratégique se doit donc de prendre en compte cette donnée. Et il ne s’agit pas tant de « faire des affaires avec la Chine », tel n’est pas le but ultime - cela n’étant qu’une approche à courte vue (5) - mais de penser notre rapport au monde, notre place dans les relations internationales compte tenu de cette situation nouvelle. Et ce d’autant plus que les États-Unis entame un réel déclin cette fois, sortant de sa position prééminente dans la stabilité hégémonique qui fut à l’œuvre dans le passé (6). Les américains ont pris acte de ce changement (7), comme ils avaient pris acte d’ailleurs, dès la fin des années 90, de la montée en puissance de la Chine (8). Les américains, contrairement aux européens en général, ont toujours su se penser et réactualiser cette réflexion sur leur identité, comme sur leur devenir en tant que puissance (9).
Antonio Gramsci

Dans le jeu qui se met en place aujourd’hui, l’Europe et la France doivent trouver leur place. Pour cela, elles doivent se penser (10). Mais que dire de l’Europe, cette hydre singulière à plusieurs têtes mais sans véritable corps ? L’Europe, quel numéro de téléphone, disait déjà, on s’en souvient, Kissinger. L’Union Européenne a toujours fonctionné et fonctionne encore, en fait, non comme un acteur à part entière, mais comme une ombre, un suiveur sans tête, de la puissance étatsunienne. Comme cette dernière décline, elle ne donne plus par conséquence, comme par le passé, le ton ; il est donc nécessaire et vital que la puissance européenne atteigne un stade d’autonomie réel. Une autonomie qui permettrait de se doter d’orientations stratégiques propres, ajustés à la situation présente, et donc de se donner les moyens en rapport. Mais l’Europe actuelle (bruxelloise) ne se pense pas, endormie dans le rôle qui fut le sien pendant de trop longues années, où il suffisait de suivre l’hégémon américain pour récolter, tel un rémora, les reliefs du requin. La géopolitique est aussi affaire d’imagination (11), ne l’oublions pas. Et la classe politique française, pour sa part, n’est pas en mesure de répondre à cette nouvelle donne car nos hommes politiques n’ont pas acquis cette nouvelle culture, cette pensée autonome, cette impérieuse identité stratégique qui fait la survie des Etats, des puissances. La révolution gramscienne en la matière n’a pas porté ses fruits ; elle est encore (malheureusement) en devenir.

Notes :

(1) On pourra voir autour de cette question : Giovanni Arrighi, « A Crisis of Hegemony », in “Dynamics of Global Crisis”, Macmillan (1982). Susan Strange, « The Persistent Myth of Lost Hegemony », in International Organization, Vol. 41, No. 4 (Autumn, 1987), pp. 551-574. Robert O. Keohane, « After Hegemony, Cooperation and Discord in the World Political Economy », Princeton University Press (1984). Stephen Krasner, « Structural causes and Regime consequences - Regimes as intervening variables », Cornell University Press (1982). Duncan Snidal « The Limits of Hegemonic Stability Theory », in International Organization, Vol. 39, No. 4 (Autumn, 1985), pp. 579-614.
(2) Cf. Charles Krauthammer, «The Unipolar Moment», in Foreign Affairs, America and the World, Vol. 70 (1990/91), n° 1, pp. 23-33.
(3) Cf. Francis Fukuyama et son fameux ouvrage éponyme.
(4) Henry Kissinger constate ce glissement du centre de gravité des affaires internationales, de l’Atlantique au Pacifique et à l’Océan Indien ; un glissement qu’il qualifie tout simplement de « révolution » (Cf. The real debate we need, in khaleej Times du 14 avril 2008.)
(5) Faire des affaires avec la Chine, surtout en effectuant des transferts de technologies (comme c’est le cas aujourd’hui), sous prétexte « qu’il vaut mieux mourir dans cinq ans qu’aujourd’hui », est la preuve flagrante de la politique à courte vue menée par nos « stratèges » aux rouages et aux commandes de notre exécutif.
(6) « Multipolar Power Systems and International Stability », Karl W. Deutsch; J. David Singer, in World Politics, Vol. 16, No. 3. (Apr., 1964), pp. 390-406.
(7) Cf. Zbigniew Brzezinski, « Strategic vision ; America and the Crisis of Global Power », Basic Books (2012) ; Joseph Nye, « The Future of Power », Public Affairs (2011).
(8) Il fallait voir à cette époque le nombre incroyable de travaux et autres notes produites sur ce sujet par les think tanks et destinées à l’exécutif américain.
(9) On lira avec intérêt les ouvrages de Jean-Paul Mayer (« Dieu de colère, stratégie et puritanisme aux Etats-Unis », ainsi que « Rand, Brooking, Harvard et les autres, Les prophètes de la stratégie des Etats-Unis », ADDIM, 1995 et 1997 respectivement) et de Michel Crozier (« Le Mal américain », Fayard, 1980).
(10) Raymond Aron avait esquissé la chose (Cf. « Qu'est-ce qu'une théorie des relations internationales ? », in Revue française de science politique, 17e année, n°5, 1967. pp. 837-861) mais en son temps, avec les possibles du moment ; les temps ont bien changé depuis, et il faut donc « réactualiser les logiciels ». Il nous faudrait pour cela un Raymond Aron non atlantiste…
(11) Marieke Peters et Jasper Balduk, « Geopolitics, From European supremacy to Western hegemony », SAGE (2006).


Iconographie :
Héraclite : http://www.avondschool.be/img/heraclitus.jpg
Mécanisme d’horlogerie : http://www.crdp- strasbourg.fr/main2/albums/machines/index.php?img=18&parent=76
extrait de "Tintin et le Picaros" d'Hergé, page 5.
BRIC : http://www.usluxurytours.com/wp/wp-content/uploads/2012/01/BRIC-Countries-2.jpg
Antonio Gramsci : http://en.wikipedia.org/wiki/File:Gramsci.png

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