14 mars 2015

La désinformation se poursuit

Entre 1949 et 1990, le monde connut une période de tensions et de confrontations idéologiques et politiques entre les deux super-puissances d’alors, les Etats-Unis et l’Union Soviétique. Cette période fut celle de la « guerre froide ». Et si la « guerre froide » se distingue de la « guerre chaude » - ou conflit ouvert entre deux Etats souverains -, elle peut aussi malheureusement la précéder…

Durant cette période de la guerre froide, avec le développement de la communication de masse, la propagande devint un art majeur pour les deux camps. Dans le camp « occidental » - c’est-à-dire celui mené par les Etats-Unis - il était de bon ton de dénoncer les manipulations soviétiques dans le domaine de l’information ; c’était passer sous silence que les Etats-Unis et les Etats affidés manipulaient, eux-aussi, tout autant. Mais les termes étaient choisis. Ainsi, si le « camp des Rouges » espionnait, le « camp du monde libre », lui, se renseignait ; si les Rouges faisaient de la propagande, le camp occidental, lui, informait. Bref, les mots avaient (déjà) un sens biaisé. Ils en ont toujours…

C’est à cette période de la guerre froide que naquit le terme de « désinformation » (du russe dezinformatsiya), censé désigner des pratiques exclusivement capitalistes visant à l'asservissement des masses populaires. Le terme passe ensuite en anglais (disinformation) au début des années 1970. En France, ce terme fut popularisé par un romancier (et ancien agent de renseignement Français) Vladimir Volkoff. Selon ce dernier (A, p.31), il eut été plus judicieux de parler de « mé-s-information », ce mot permettant en effet de faire comprendre immédiatement de quoi l’on parle : le préfixe « mé » induisant l’idée une information détournée (de son but, mais aussi éventuellement de sa source initiale). La dé-s-information, quant à elle, signifiant a priori, avec le préfixe « dé », plutôt une information cachée, voire ôtée. Cependant c’est le second terme qui fît florès et s’imposa...
La définition du terme de « désinformation » qu’en donna Vladimir Volkoff  était simple (A, p.31) : La désinformation est une manipulation de l’opinion publique, à des fins politiques, par des moyens détournés de traitement d’une information véridique ou non. Les acteurs de cette manipulation pouvant être des officines publiques ou privées (comme les bénéficiaires in fine d’ailleurs). Dans un autre de ses ouvrages (B, p.24), Volkoff définissait et précisait la désinformation comme « une technique permettant de fournir à des tiers des informations générales erronées les conduisant à commettre des actes collectifs ou à diffuser des jugements souhaités par les désinformateurs ».

La guerre froide ayant cessé en 1990 avec la désintégration de l’URSS, le monde connût « un moment unipolaire » ; une seule super-puissance restait en lice, les Etats-Unis. Néanmoins, la désinformation ne cessa pas pour autant, tout au contraire. Nous pensions être libérés de l’idéologie, nous y plongions entièrement, sans aucune espèce de retenue. Le monde occidental préfigurait effectivement le « mondialisme », une idéologie totalitaire qui ne dit pas son nom. Une confusion, parfaitement entretenue d’ailleurs par les tenants de cette idéologie, laisser accroire qu’il n’y avait pas de différence entre mondialisme et mondialisation. Avec la fin de l’Union Soviétique, il n’y avait alors plus de repoussoir, d’épouvantail permettant la constitution de facto d’un « Nous » objectif, constituant. Avec cette nouvelle idéologie, fut perdue également toute la distanciation nécessaire à la réflexion. Dupés par les Etats complices de ce processus - présenté bien entendu comme « inéluctable » -, les peuples se sont retrouvés très vite noyés dans l’idéologie, au point de ne plus la déceler.
Les exemples de désinformation abondent et il n’est pas ici l’objet de les recenser tous. Citons juste, avec les éléments de langage en vigueur : l’Irak de Saddam Hussein avec ses « armes de destruction massive » et « quatrième armée du monde », l'ex-Yougoslavie et les « épurations ethniques » pratiquées par les Serbes sur les Kossovars (Albanais du Kossovo), la « couche d'ozone », le « réchauffement climatique », la Russie et « le maître du Kremlin » sorte d'hydre maléfique à la conquête du monde, la Syrie et « le régime de Bashar Al-Assad » responsable de tous les maux, etc.

Arrêtons-nous juste un peu sur l’Ukraine et la désinformation au sujet de ce qui s’y passe. Effectuons un petit zoom sur un point particulier survenu à la fin du mois de février 2015.

Un article paru dans un journal russe a été abondamment relayé dans les médias français. L’article original a été publié en langue russe (1). Le site en anglais du même journal ne relaie pas cet article en question (2) ; il n’est donc indisponible en Anglais. Néanmoins, les médias français en parlent (3) ; ils citent le journal russe mais pas la version sur laquelle ils ont effectivement travaillé - si tant est qu’il ait véritablement « travaillé » ou bien plutôt qu’ils l’aient été...  On peut déjà légitimement se demander d’où leur vient l’information « brute » laquelle leur a permis d’écrire leur papier respectif, sachant qu’il est peu probable que les russophones soient légion au sein des rédactions françaises.

Quoi qu’il en soit, l’article original sur le site Novaya Gazeta (en Russe) est signé Dmitri Muratov (Дмитрий Муратов). Que dit cet article si l’on s’en tient aux médias français ? De quoi s’agit-il ?

L’on apprend des choses « horribles » ! L’on découvre bien entendu, une fois de plus, l’affreux Poutine aux commandes de la manœuvre ; le « maître du Kremlin » serait ainsi - « preuves » à l’appui - derrière la déstabilisation de l’Ukraine, derrière le conflit qui oppose Kiev aux rebelles du Donbass (Ukraine orientale). Horrible Poutine. S’il n’existait pas, il faudrait l’inventer tant il est une sorte de Deus ex machina (bien commode au demeurant), une sorte de référent du mal, l’élément qui expliquerait tout, une main pas si invisible que cela d’ailleurs, à tel point qu’elle signerait même ses méfaits !

Cet article (d’origine incontrôlée, non identifiée, rappelons-le) fait état d’un document apparemment écrit par l’homme d’affaires Konstantin Malofeev (aucune preuve sur ce point également), lequel document décrirait « comment la Russie va organiser des manifestations d’opposition aux autorités de Kiev, avec comme revendications la fédéralisation de l’Ukraine et l’adhésion à l’Union douanière, pour aboutir à une demande de souveraineté, puis d’adhésion à la Russie ». Le document décrirait « comment les manifestants doivent condamner les velléités séparatistes de l’ouest du pays qui menaceraient l’intégrité du pays, et exiger une réforme constitutionnelle facilitant le recours au référendum ». Nous aurions ainsi la preuve que les événements dans l’Est de l’Ukraine seraient le résultat d’un complot de la Russie. Le scoop !

Si ce document était réel, loin d’être une feuille de route du complot moscovite, il ressemble davantage à une note d’analyse de situation avec recommandations, un travail demandé dans la plupart des pays structurés et en capacité, à de nombreux services d’Etat (diplomatiques, de renseignements, financiers, etc.). Le service en question analysant une situation et présentant aux instances dirigeantes, les différentes pistes qu’elles pourraient prendre pour préserver l’intérêt national et stratégique du pays. La Russie, tout comme la France d’ailleurs, a ce genre de « services » lesquels produisent quotidiennement ce type de note. Il n’y a, là-dedans, aucun élément relevant de la machination ; ce n’est qu’un travail d’analyse et de prospective à fin d’action pour l’intérêt et la sauvegarde de l’Etat.

Mais, comme il s’agit de la Russie, comme il s’agit de Poutine, c’est… un complot du « maître du kremlin ».
Les symptômes de la désinformation sont là (A, chapitre 2): Tout le monde dit la même chose ; nous sommes informés à satiété sur un aspect de la question et à peine tenus au courant des autres ; tous les bons sont d’un côté et tous les mauvais de l’autre ; enfin, l’acquiescement de l’opinion débouche sur une psychose collective.

Tous les éléments de « la grille Volkoff » sont présent (A, chapitre 4). Il y a : le client ; l’agent ; une étude de marché ; le support ; les relais ; le thème ; le traitement du thème ; et finalement, la diabolisation.

Résumons-nous :
un journal russe fait paraître un article douteux en langue russe ;
les journaux Français en parle abondamment mais en ne renvoyant curieusement aucun lien sur sa traduction anglaise ;
on évoque un document que personne n’a vu et dont on ne connait pas l’auteur ;
on fait prendre des vessies pour des lanternes aux lecteurs, en faisant passer un document de travail habituel émanant de services de l’Etat (si tant est qu’il est véridique) pour une preuve ultime de complot, de manipulation par Moscou dans l'affaire ukrainienne.
Bref, nos « journalistes » ont participé à un travail de désinformation manifeste…

Ces journalistes pensent-ils développer leur crédit auprès des lecteurs/auditeurs/téléspectateurs en agissant de la sorte ? On cherche en vain la déontologie dans ce « travail » d’information. Une information tellement « travaillée » qu’elle est devenue désinformation au service d’intérêts politiques et géopolitiques qui ne sont jamais nommés. Des intérêts qui sont ceux des Etats-Unis en premier lieu mais aussi de l’Union Européenne, en bonne vassale de Washington qu’elle est.

Notes :
(1) L’article incriminé (en langue Russe) qui fait les gorges chaudes de nos journalistes propagandistes du clan belliciste (OTAN, Etats-Unis, Grande-Bretagne, France, etc.) :
(2) Site de Novaya Gazeta en anglais : http://en.novayagazeta.ru/
(3) Quelques relais de la propagande en France :

Références :
(A) « Désinformation flagrant délit ». Ed. du Rocher (1999).
(B) « Petite histoire de la désinformation ; du cheval de Troie à Internet ». Ed. du Rocher (1999).
On lira aussi avec intérêt son ouvrage « La désinformation arme de guerre ; textes de base présentés par Vladimir Volkoff ». Ed. de L’Age d’Homme (1986).

Iconographie : 
http://poasterchild.deviantart.com/art/If-We-Want-Your-Opinion-403200312
http://tylerchampion.deviantart.com/art/Koopa-Propaganda-163042077
http://garthft.deviantart.com/art/Portal-Propaganda-Blue-451787169